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Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand CELINE

Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand CELINE

HOUYENGAHHOUYENGAH

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Achetez ce livre extraordinaire... il parle de la guerre

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Louis Ferdinand Céline's book "Voyage au bout de la nuit" is described as an extraordinary novel. The author, though talented, was controversial due to his anti-conformist and discriminatory views. However, his writing is captivating and powerful, delving into the cruelty and truth of human nature. The book explores Céline's experiences during and after the war, as well as life in Paris. It is recommended for its depiction of the human species and the need to understand it to avoid repeating mistakes. The speaker also discusses the current state of humanity, highlighting the impact of economic security and technology on society. The excerpt shared is about the protagonist's time in Paris, his encounters, and Madame Hérote's successful business. Je vais partager un extrait du livre Voyage au bout de la nuit, un roman de Louis Ferdinand Céline que vous pouvez trouver dans la collection Gallimard, NRF, un livre extraordinaire. Alors Louis Ferdinand Céline c'est un écrivain maudit, maudit mais d'un talent extraordinaire, maudit dans le sens où, de son vivant, il a toujours affiché ses idées, c'est-à-dire anticonformiste, contre la pensée unique et surtout franchouillard, lourd, comme il le disait, il n'aime pas les choses lourdes, mais là, lui-même était très très très lourd. Ceci n'empêche qu'on peut le détester par rapport à son penchant politique, c'est-à-dire considérer les juifs comme des imbéciles, une sous-race considérer les noirs comme des animaux, bon bref, avoir ce genre de pensée c'est condamnable, c'est certain, on ne peut pas accepter ça. Ceci étant, quand on le lit, on est quand même charmé par ce qu'il dit, par ses mots et surtout la puissance, la puissance de la langue française. Il joue avec les mots, il a un style propre à lui, qui ressemble un peu à de l'argot mais ça n'est pas, et quelque part décrit la nature humaine dans sa cruauté, c'est-à-dire dans sa vérité. Derrière des images polies, on descend dans ce que c'est que l'être humain, le mensonge, l'arrivisme, la méchanceté, le manque de courage, l'envie, donc il décrit ça très très bien, surtout en partant de guerre, parce qu'il a été militaire sur le front, exactement dans les flancs de française, que je connais très bien, à Asbrooke, que je connais très bien, et donc victime durant cette guerre près de Ypres, il est revenu sur Asbrooke, certainement au lycée ou au collège Saint-Jacques et puis il est reparti sur Paris. Et il décrit comme ça, à travers Voyages au bout de la nuit, une partie de sa vie pendant la guerre et après guerre, et la vie à Paris. Un vraiment très très très très beau livre, qu'il faut absolument acheter, parce qu'il décrit une vérité, l'espèce humaine, l'espèce animale humaine, que nous devons connaître et comprendre pour éviter de faire les mêmes bêtises, les mêmes imbécilités. Une espèce humaine qui aujourd'hui, je parle en Occident, est en suspens tout simplement parce qu'il y a une espèce de sécurité économique à Salaria, les gens sont fages derrière leur smartphone, derrière leur télé, ils sont comme en suspension, ils mangent, ils chient, parce qu'ils sont payés tout simplement, mais vous enlevez ce phénomène de Salaria, vous allez retrouver l'homme dans toute sa bêtise, envieux jusqu'au bout des ongles, méprisable, menteur, manquant de courage, avec tous ceux qui ont une espèce d'autorité, qui en jouent, et les personnes qui sont en bas de la classe sociale, qui même entre eux sont des voleurs, alors c'est vraiment extraordinaire, c'est un peu comme du Dostoyevski, mais à la française, très très beau livre, donc je vais vous partager ici un extrait, qui va prendre un certain temps, vous n'êtes pas obligé de tout écouter bien sûr, juste achetez le livre, au voyage au bout de la nuit, Louis Ferdinand Céline, donc la guerre est quasiment en train de s'étendre, il est blessé et il retourne à la ville, il doit être à Paris je crois, ouais c'est ça, il est à Paris, déjà notre paix hargneuse faisait dans la guerre même ses semences, on pouvait deviner ce qu'elle serait, cette hystérique, rien qu'à la voir s'agiter déjà dans la taverne de l'Olympia, en bas dans la longue cave dancing, louchante, aux sanglaces, elle trépignait dans la poussière et le grand désespoir, en musique négro-judéo-saxonne, britanniques et noirs mêlés, Levantin et Russe, on en trouvait partout, fumants, braillants, mélancoliques et militaires, tout du long des sofas cramoisis, ces uniformes dont on commence à ne plus se souvenir qu'avec bien de la peine, furent les semences de l'aujourd'hui, cette chose qui pousse encore et qui ne sera tout à fait devenue fumier qu'un peu plus tard à la longue. Bien entraînés au désir par quelques heures à l'Olympia chaque semaine, nous allions en groupe faire une visite ensuite à notre lingère gantière libraire, madame Eroth, dans l'impasse des Bérésinas, derrière les folies bergères, à présent disparues, où les petits chiens venaient avec leurs petites filles en laisse faire leurs besoins. Nous y venions, nous, chercher notre bonheur à tâtons que le monde entier menaçait avec rage. On en était honteux de cette envie larmée, il fallait bien s'y mettre tout de même, c'est plus difficile de renoncer à l'amour qu'à la vie, on passe son temps à tuer ou à adorer en ce monde et cela tout ensemble. Je te hais, je t'adore. On se défend, on s'entretient, on repasse sa vie au bipède du siècle suivant avec frénésie à tout prix, comme si c'était formidablement agréable de se continuer, comme si ça allait nous rendre au bout du compte éternel, envie de s'embrasser malgré tout, comme on se gratte. J'allais mieux mentalement, mais ma situation militaire demeurait assez indécise. On me préparait, on me permettait de sortir en ville, de temps en temps, notre lingère s'appelait donc Mme Eroth, son front était bas et si borné qu'on en demeurait, devant elle, mal à l'aise au début, mais ses lèvres, si bien souriantes par contre et si charnues, qu'on ne savait plus souvent s'y prendre ensuite pour lui échapper. À l'abri d'une volubilité formidable, d'un tempérament inoubliable, elle abritait une série d'intentions simples, rapaces, pieusement commerciales. Fortune, elle se mit à faire en quelques mois, grâce aux alliés et à son ventre surtout. On l'avait débarrassée de ses auvers, il faut le dire, au père et de sa pingée l'année précédente. Cette castration libératrice fit sa fortune, il y a de cette bénoragie féminine qui se démontre providentielle. Une femme qui passe son temps à redouter des grossesses n'est qu'une espèce d'impotente et n'ira jamais bien loin dans la réussite. Les vieux et les jeunes gens aussi croient, je le croyais, qu'on trouvait moyen de faire facilement l'amour et pour pas cher dans l'arrière-boutique de certaines librairies lingeries. Cela était encore exact, il y a quelques vingt ans, mais depuis, bien des choses ne se font plus, celles-là surtout parmi les plus agréables. Le puritanisme anglo-saxon nous dessèche chaque mois davantage. Il a déjà réduit à peu près à rien la gaudriole impromptue des arrières-boutiques. Tout tourne au mariage et à la correction. Madame Hérote sut mettre à bon profit les dernières licences qu'on avait encore de baiser debout et pas cher. Un commissaire priseur, désœuvré, passa devant son magasin certains dimanches, il y entra, et il y est toujours. Gaga, il était un peu, il le demeura sans plus, leur bonheur ne fit aucun bruit. À l'ombre des journaux délirants d'appels au sacrifice ultime et patrotique, la vie, strictement mesurée, farcie de prévaillances, continuait et bien plus astucieuse même que jamais. Tels sont l'envers et l'endroit, comme la lumière et l'ombre de la même médaille. Le commissaire de Madame Hérote plaçait en Hollande ses fonds pour ses amis, les mieux renseignés et pour Madame Hérote à son tour, dès qu'ils furent devenus confidents. Les cravates, les soutiens-gorges, les presque-chemises, comme elle en vendait, retenaient client et cliente et, surtout, les incitaient à revenir souvent. Grand nombre de rencontres étrangères et nationales eurent lieu à l'ombre rosée de ces brises-bises, parmi les phrases incessantes de la patronne dont toute la personne substantielle, bavarde et parfumée jusqu'à l'évanouissement, aurait pu rendre Grivois le plus ranci des hépatiques. Dans ces mélanges, loin de perdre l'esprit, elle retrouvait son compte, Madame Hérote, en argent d'abord parce qu'elle prélevait sa dîme sur les ventes en sentiments, ensuite parce qu'il se faisait beaucoup d'amour autour d'elle, unissant les couples et les désunissant avec une joie au moins égale à coups de ragots d'insinuations de trahison. Elle imaginait du bonheur et du drame sans désemparer. Elle entretenait la vie des passions. Son commerce n'en marchait que mieux. Proust, mis revenant lui-même, s'est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l'infini, la diluante futilité des rites et des marches qu'il s'entortille autour des gens du monde, des gens du vide, fantômes de désirs, partoutzards indécis, attendant leur ouateau toujours, chercheurs sans empreinte improbable, mais Madame Hérote, populaire et substantielle d'origine, tenait solidement à la terre par de rudes appétits, bêtes épressives. Si les gens sont si méchants, c'est peut-être seulement parce qu'ils souffrent, mais le temps est long qui sépare le moment où ils ont cessé de souffrir de celui où ils deviennent un peu meilleurs. La belle réussite matérielle et passionnelle de Madame Hérote n'avait pas encore eu le temps d'adoucir ses dispositions conquérantes. Elle n'était pas plus haineuse que la plupart des petites commerçantes d'alentour, mais elle se donnait beaucoup de peine à vous démontrer le contraire. Alors, on se souvient de son cas. Sa boutique n'était pas qu'un lieu de rendez-vous, c'était encore une sorte d'entrée furtive dans un monde de richesses et de luxe où je n'avais jamais, malgré tout mon désir, jusqu'alors pénétré et d'où je fus d'ailleurs éliminé promptement et péniblement à la suite d'une furtive incursion, la première et la seule. Les gens riches à Paris demeurent ensemble. Leur quartier, en bloc, forme une tranche de gâteau urbain dont la pointe vient toucher au Louvre. Cependant que le rebord arrondi s'arrête aux arbres entre le pont d'Auteuil et la porte des Ternes, voilà, c'est le bon morceau de la ville, tout le reste n'est que peine et fumier. Quand on passe du côté de chez les riches, on ne remarque pas d'abord de grandes différences avec les autres quartiers, si ce n'est que les rues y sont un peu plus propres et c'est tout. Pour aller faire une excursion dans l'intérieur même de ces gens, de ces choses, il faut se fier au hasard ou à l'intimité. Par la boutique de Mme Hérot, on y pouvait pénétrer un peu avant dans cette réserve à cause des Argentins qui descendaient des quartiers privilégiés pour se fournir chez elles en caleçon et chemise et taquiner aussi son joli choix d'amis ambitieux, théâtreuses et musiciennes bien faites que Mme Hérot attirait à dessein. A l'une d'elles, moi qui n'avais rien à offrir que ma jeunesse comme on dit, je me mis cependant à tenir beaucoup trop, la petite musine on l'appelait dans ce milieu. Au passage des Bérésinas, tout le monde se connaissait de boutique en boutique comme dans une véritable petite province depuis des années coincée entre deux rues de Paris, c'est-à-dire qu'on s'y épiait et s'y calomniait humainement jusqu'au délire. Pour ce qui est de la maternelle, avant la guerre, on y discutait entre commerçants une vie picoreuse et désespérément économe, c'était entre autres épreuve miséreuse le chagrin chronique de ces boutiques d'être forcées dans leur pénombre de recourir au gaz des quatre heures du soir venues à cause des étalages, mais ils se ménageaient ainsi, en retrait, par contrat, une ambiance propice aux propositions délicates. Beaucoup de boutiques étaient malgré tout en train de péricliter à cause de la guerre, tandis que celles de Madame Hérot, à force de jeunes Argentins, d'officiers apécules et des conseils de l'ami commissaire, prenaient un essor que tout le monde aux environs commentait, on peut imaginer, en termes abominables. Notons par exemple qu'à cette même époque, le célèbre pâtissier du numéro 112 perdit soudain ses belles clientes par l'effet de la mobilisation. Les habituelles goûteuses à longs gants formées tant on avait réquisitionné de chevaux d'aller à pied ne revinrent plus, elles ne devaient plus jamais revenir. Quant à Sambané, le relieur de musique, il se définit mal lui, soudain contre l'envie qui lui avait toujours possédé de sodomiser quelques soldats. Une telle audace d'un soir malvenu lui fit un tort irréparable auprès de certains patriotes qui l'accusèrent d'emblée d'espionnage. Il dut fermer ses rayons. Par contre, mademoiselle Hermance, au numéro 26, dont la spécialité était jusqu'à ce jour l'article de caoutchouc avouable ou non, se serait très bien débrouillée grâce aux circonstances, si elle n'avait prouvé précisément toutes les difficultés du monde à s'approvisionner en préservatifs qu'elle recevait d'Allemagne. Seule madame Hérod, en somme, au seuil de la nouvelle époque de la lingerie fine et démocratique, entra facilement dans la prospérité. On s'écrivait nombre de lettres anonymes entre boutiques et des alliés et des salés. Madame Hérod préférait quant à elle, et pour sa distraction, en adresser à de hauts personnages. En ceci même, elle manifestait de la forte ambition qui constituait le fond même de son tempérament. Au président du conseil, par exemple, elle en envoyait rien que pour l'assurer qu'il est cocu, et au maréchal Pétain, en anglais, à l'aide du dictionnaire, pour le faire enrager. La lettre anonyme, douche sur les plumes, madame Hérod en recevait chaque jour un petit paquet pour son compte de ces lettres non signées et qui ne sentaient pas bon, je vous l'assure. Elle en demeurait pensive, éberluée pendant dix minutes environ, mais elle se reconstituait tout aussitôt sans équilibre, n'importe comment, avec n'importe quoi, mais toujours et solidement encore, car il n'y avait dans sa vie intérieure aucune place pour le doute et encore moins pour la vérité. Parmi ses clientes et protégées, nombre de petites artistes lui arrivaient avec plus de dettes que de robes. Toutes, madame Hérod les conseillait, et elle s'en trouvait bien, Musine entre autres, qui me semblait à moi la plus mignonne de toutes. Un véritable petit ange musicien, un amour de violoniste, une amour bien dessalée par exemple, elle me le prouva. Implacable dans son désir de réussir sur la terre et pas au ciel, elle se débrouillait, au moment où je la connus, dans un petit acte, tout ce qu'il y avait de mignon, très parisien et bien oublié, aux variétés. Elle apparaissait, avec son violon, dans une manière de prologue impromptue, versifiée, mélodieux, un genre adorable et compliqué. Avec ce sentiment que je lui vouais, mon temps devint frénétique et se passait en bondissant de l'hôpital à la sortie de son théâtre. Je n'étais d'ailleurs presque jamais seul à l'attendre. Des militaires terrestres la ravisaient à tour de bras, des aviateurs aussi, et bien plus facilement encore, pour le pompon séducteur revenait sans conteste aux Argentins. Leur commerce de viande froide à ceux-là prenait grâce à la pululation des contingents nouveaux les proportions d'une force de la nature. La petite usine en a bien profité de ses jours mercantiles. Elle a bien fait, les Argentins n'existent plus. Je ne comprenais pas. J'étais cocu avec tout et tout le monde, avec les femmes, l'argent et les idées. Cocu est pas content. A l'heure qu'il est, il m'arrive encore de la rencontrer, musine, par hasard, tous les deux ans ou presque, ainsi que la plupart des êtres qu'on a connus très bien. C'est le délai qu'il nous faut, deux ans, pour nous rendre compte d'un seul coup d'œil, intrompable alors, comme l'instinct des laideurs dans un visage, même en son temps délicieux, s'est chargé. On demeure comme hésitant un instant devant, et puis on finit par l'accepter, tel qu'il est devenu le visage, avec cette disharmonie croissante, ignoble, de toute la figure. Il faut bien le dire, oui, et cette soigneuse et lente caricature burinée, par deux ans, acceptait le temps, ce tableau de nous. On peut dire alors qu'on s'est reconnu tout à fait, comme un biais étranger qu'on hésite à prendre à première vue, qu'on ne s'était pas trompé de chemin, qu'on avait bien suivi la vraie route sans s'être concerté, l'immanquable route pendant deux années de plus, la route de la pourriture. Et voilà tout. L'usine, quant à elle, me rencontrait ainsi, fortuitement, tellement je l'éprouvantais avec ma grosse tête, semblait vouloir me fuir absolument, m'éviter, se détourner, n'importe quoi. Je lui sentais mauvais, c'était évident de tout un passé, mais moi, qui sais son âge depuis trop d'années, elle a beau faire, elle ne peut absolument plus m'échapper, elle reste là, l'air gênée, devant mon existence comme devant un monstre. Elle, si délicate, se croit tenue de me poser des questions balourdes, imbéciles, comme en poserait une bonne prise en faute. Les femmes ont des natures de domestiques, mais elles imaginent peut-être seulement cette répulsion, plus qu'elles ne l'éprouvent. C'est l'espèce de consolation qui me demeure, je lui suggère peut-être seulement que je suis immonde, je suis peut-être un artiste dans ce genre-là, après tout, pourquoi n'y aurait-il pas autant d'art possible dans la laideur que dans la beauté ? C'est d'un genre à cultiver, voilà tout ! J'ai cru longtemps qu'elle était sotte, la petite musine, mais ce n'était qu'une opinion de vaniteux et conduit. Vous savez, avant la guerre, on était tous encore bien plus ignorants et plus fates qu'aujourd'hui, on ne savait presque rien des choses du monde en général, enfin inconscients. Les petits types dans mon genre prenaient encore bien plus facilement qu'aujourd'hui et j'ai vessé pour d'elles en ternes. D'être amoureux de musine si mignonne, je pensais que cela allait me douer de toutes les puissances et surtout du courage qui me manquait, tout ça parce qu'elle était si jolie et si joliment musicienne, ma petite amie. L'amour c'est comme l'alcool, plus on est impuissant et saoule et plus on se croit fort et malin et sûr de ses droits. Madame Érotte, cousine de nombreux héros décédés, ne sortait plus de son impasse qu'en grandeuil, encore n'allait-elle en ville que rarement, son commissaire ami se montrant assez jaloux. Nous nous réunissions dans la salle à manger de l'arrière-boutique qui, la prospérité des venus, prit belle et bien les allures d'un petit salon. On y venait converser, s'y distraire, gentiment, convenablement, sous le gaz, petite musine au piano nous ravissait de classiques, rien que des classiques, à cause des convenances de ces temps douloureux. Nous demeurions là, des après-midi, coude à coude, le commissaire au milieu a bercé ensemble nos secrets, nos craintes et nos espoirs. La servante de Madame Érotte, récemment engagée, tenait beaucoup à savoir quand les uns allaient se décider enfin à se marier avec les autres. Dans cette campagne, on ne concevait pas l'union libre. Tous ces Argentins, ces officiers, ces clients fûrteurs, lui causaient une inquiétude presque animale. Musine se trouvait de plus en plus souvent accaparée par les clients sud-américains. Je finis de cette façon par connaître, au fond, toutes les cuisines et domestiques de ces messieurs, à force d'aller entendre mon aimé à l'office. Les valets de chambre de ces messieurs me prenaient d'ailleurs pour le macro, et puis tout le monde finit par me prendre pour un macro, y compris Musine elle-même, en même temps, je crois, que tous les habitués de la boutique de Madame Érotte. Je n'y pouvais rien, d'ailleurs, il faut bien que cela arrive tôt ou tard, qu'on vous classe. J'obtins de l'autorité militaire une autre convalescence de deux mois de durée, et on parla même de me réformer. Avec Musine, nous décidâmes d'aller loger ensemble à Biancourt. C'était pour me semer, en réalité, ce subterfuge, parce qu'elle profita que nous demeurions loin pour rentrer de plus en plus rarement à la maison. Toujours, elle trouvait de nouveaux prétextes pour rester dans Paris. Les nuits de Biancourt étaient douces, animées parfois par ces puérils alarmes d'avions et de zéplines grâce auxquels les citadins trouvaient moyen d'éprouver des frissons justificatifs. En attendant mon amante, j'allais me promener, nuit tombée, jusqu'au pont de Grenelle, là où l'ombre monte du Feuve jusqu'au tablier du métro, avec ses lampadaires enchapelées, tendues en plein noir, avec cette ferraille énorme aussi qui va foncer en tonnerre en plein flanc des gros immeubles du quai de Passy. Il existe certains coins comme ça dans les villes, si stupidement laids qu'on y est presque toujours seul. Musine finit par ne plus rentrer à notre espèce de foyer qu'une fois par semaine. Elle accompagnait de plus en plus fréquemment des chanteuses chez les Argentins. Elle aurait pu jouer et gagner sa vie dans les cinémas, ou ça aurait été bien plus facile pour moi d'aller la chercher, mais les Argentins étaient gais et bien payants, parce que les cinémas étaient tristes et payaient peu, c'est toute la vie ses préférences. Pour comble de mon infortune survint le théâtre aux armées. Elle se créa instantanément, usine, sans relation militaire au ministère, et de plus en plus fréquemment, elle partit alors distraire au front nos petits soldats, et cela durant des semaines entières. Elle y détaillait aux armées la sonate et la dajo devant les parterres d'état-major, bien placés pour lui voir les jambes. Les soldats parqués en gradins à l'arrière des chefs ne jouissaient eux que des échos mélodieux. Elle passait forcément ensuite des nuits très compliquées dans les hôtels de la zone des armées. Un jour, elle me revint toute guillette des armées, émunie d'un brevet d'héroïsme, signé par l'un de nos grands généraux, s'il vous plaît. Ce diplôme fut à l'origine de sa définitive réussite. Dans la colonie argentine, elle sut se rendre du coup extrêmement populaire. On la fêta. On en raffola de ma musine violoniste de guerre si mignonne, si fraîche et bouclée, et puis héroïne par-dessus les marchés. Ces Argentins avaient la reconnaissance du ventre. Ils vouaient à nos grands chefs une de ces admirations qui n'était pas dans une musette, et quand elle leur parvint ma musine, avec son document authentique, sa jolie faunusse, ses petits doigts agiles et glorieux, ils se mirent à l'aimer, à qui mieux mieux, aux enchères, pour ainsi dire. La poésie héroïque possède sans résistance ceux qui ne vont pas à la guerre, et mieux encore ceux que la guerre est en train d'enrichir énormément. C'est régulier. Les armateurs de Rio offraient leur nom et leurs actions à la mignonne qui séminisaient si joliment à leurs usages la vaillance française et guerrière. Musine avait su se créer, il faut l'avouer, un petit répertoire très coquet d'incidents de guerre et qui, tel un chapeau mutin, lui allait à ravir. Elle m'étonnait souvent moi-même par son tact, et dut m'avouer, à l'entendre, que je n'étais en fait de bobard qu'un grossier simulateur à ses côtés. Elle possédait le don de mettre ses trouvailles dans un certain lointain dramatique où tout devenait et demeurait précieux et prénétrant. Nous demeurions, nous combattant, en fait, de fariboles, et je m'en rendais sous d'un compte grossièrement temporaire et précis. Elle travaillait dans l'éternel, ma belle. Il faut croire Claude Lorrain, les premiers plans d'un tableau sont toujours épuignants, et l'art exige qu'on situe l'intérêt de l'œuvre dans les lointains, dans l'insaisissable, là où se réfugie le mensonge, ce rêve pris sur le fait et seul amour des hommes. La femme qui sait tenir compte de notre misérable nature devient aisément notre chérie, notre indispensable et suprême espérance. Nous attendons auprès d'elle qu'elle nous conserve notre menteuse raison d'être, tout en attendant, elle peut, dans l'exercice de cette magique fonction, gagner très largement sa vie. L'usine n'y manquait pas d'instinct. On trouvait ces Argentaines du côté des ternes, et puis surtout aux limites du bois, en petits hôtels particuliers, bien clos, brillants, où pour ces temps d'hiver il régnait une chaleur si agréable qu'en y pénétrant de la rue le cours de vos pensées devenait optimiste soudain malgré vous. Quand mon désespoir tremble au temps, j'avais entrepris, pour comble de gaffe, d'aller le plus souvent possible, je l'ai dit, attendre ma compagne à l'office. Je patientais parfois jusqu'au matin, j'avais sommeil, mais la jalousie me tenait quand même bien réveillée, le vin blanc aussi, que les domestiques me servaient largement, les maîtres Argentins, eux, je les voyais fort rarement, j'entendais leurs chansons et leur espagnol fracasseur et le piano qui n'arrêtait pas, mais jouait le plus souvent par d'autres mains que par celles de mes usines. Que faisait-elle donc pendant ce temps-là, cette garce avec ses mains ? Quand nous nous retrouvions au matin devant la porte, elle faisait la grimace en me revoyant. J'étais encore naturel comme un animal en ce temps-là. Je ne voulais pas la lâcher, ma jolie, et c'est tout, comme un os, on perd la plus grande partie de sa jeunesse à coups de maladresse. Il était évident qu'elle allait m'abandonner, mon aimée, tout à fait et bientôt. Je n'avais pas encore appris qu'il existe deux humanités très différentes, celles des riches et celles des pauvres. Il m'a fallu, comme à tant d'autres, vingt années et la guerre pour apprendre à me tenir dans ma catégorie, à demander le prix des choses et des êtres avant d'y toucher et surtout avant d'y tenir. Me réchauffant donc à l'office avec mes compagnons domestiques, je ne comprenais pas qu'au-dessus de ma tête dansaient les dieux argentins. Ils auraient pu être allemands, français, chinois, cela n'avait guère d'importance, mais des dieux, des riches, voilà ce qu'il fallait comprendre. Eux en haut avec Musine, moi en dessous avec rien. Musine songeait sérieusement à son avenir, alors elle préférait le faire avec un dieu. Moi aussi, bien sûr, j'y songeais à mon avenir, mais dans une sorte de délire parce que j'avais tout le temps, en sourdine, la crainte d'être tué dans la guerre et la peur aussi de crever de faim dans la paix. J'étais en sursis de mort et amoureux. Ce n'était pas qu'un cauchemar, pas bien loin de nous, à moins de cent kilomètres, des millions d'hommes, braves, bien armés, bien instruits, m'attendaient pour me faire mon affaire et des français aussi qui m'attendaient pour en finir avec ma peau si je ne voulais pas la faire, maître, en lambeaux saignant pour ceux d'en face. Il existe pour le pauvre en ce monde deux grandes manières de crever, soit par l'indifférence absolue de vos semblables en temps de paix ou par la passion homicide des mêmes en la guerre venue. S'ils se mettent à penser à vous, c'est à votre torture qu'ils songent aussitôt les autres, et rien qu'à ça. On ne les intéresse qu'en saignant, les salauds. Prince-Charles, à cet égard, avait eu bien raison. Dans l'immense de l'abattoir, on ne spécule plus beaucoup sur les choses de son avenir. On ne pense guère qu'à M., mais pendant les jours qui vous restent, puisque c'est le seul moyen d'oublier son corps un peu, qu'on va vous écorcher bientôt du haut en bas. Comme elle me fut amusine, je me prenais pour un idéaliste. C'est ainsi qu'on appelle ses propres petits instincts habillés en grands mots. Ma permission touche à son terme. Les journaux battaient le rappel de tous les combattants possibles, et bien entendu, avant tout, de ceux qui n'avaient pas de relation. Il était officiel qu'on ne devait plus penser qu'à gagner la guerre. Usine désirait fort aussi, comme Lola, que je retourne au front d'Ardar et que j'y allais, et comme j'avais l'air de tarder à m'y rendre, elle se décida à brusquer les choses, ce qui pourtant n'était pas dans sa manière. Tel soir où, par exception, nous rentrions ensemble, à bien court, voici que passent les pompiers trompetteurs, et tous les gens de notre maison se précipitaient à la cave en l'honneur de je ne sais quels éplats. Ces paniques menues, pendant lesquelles tout un quartier en pyjama derrière la bougie disparaissait en gloussant dans les profondeurs pour échapper à un péril presque entièrement imaginaire, mesuraient l'angoisse, futilité de ces êtres tantôt poules, effrayés tantôt moutons, fates et consentants. Deux semblables et monstrueuses inconstances sont bien faites pour dégoûter à tout jamais le plus patient, le plus tenace des sociophiles. Dès le premier coup de clairant d'alerte, Musine oubliait qu'on venait de lui découvrir bien de l'héroïsme au théâtre des armées. Elle insistait pour que je me précipite avec elle au fond des souterrains, dans le métro, dans les égouts, n'importe où, mais à l'abri, dans les ultimes profondeurs et surtout de tout de suite, à les voir tous déballer ainsi, gros et petits, les locataires frivoles ou majestueux, quatre à quatre, vers le trou sauveur. Cela finit même à moi par me pourvoir d'indifférence. Lâche ou courageux, cela ne veut pas dire grand-chose. Lapin ici, héros là-bas, c'est le même homme, ils ne pensent pas plus ici que là-bas. Tout ce qui n'est pas gagné de l'argent le dépasse décidément infiniment. Tout ce qui est vie ou mort lui échappe. Même sa propre mort, il la spécule mal et de travers. Il ne comprend que l'argent et le théâtre. Musine pleurnichait devant ma résistance. D'autres locataires nous pressaient de les accompagner. Je finis par me laisser convaincre. Il fut émis, quant au choix de la cave, une série de propositions différentes. La cave du boucher finit par emporter la majorité des adhésions. On prétendait qu'elle était située plus profondément que n'importe l'autre de l'immeuble. Dès le seuil, il vous parvenait d'être bouffé d'une odeur âcre et de moi, bien connu, qui me fut à l'instant absolument insupportable. — Tu vas descendre là-dedans, Musine, avec la viande pendante au crochet ? lui demandai-je. — Pourquoi pas ? me répondit-elle, bien étonnée. — Eh bien, moi, dis-je, j'ai des souvenirs et je préfère monter là-haut. — Tu t'en vas, alors. Tu viendras me retrouver dès que ce sera fini, mais ça peut durer longtemps. J'aime mieux t'attendre là-haut, que je dis, je n'aime pas la viande et ce sera bientôt terminé. Pendant l'alerte, protégés dans leur réduit, les locataires échangeaient des politesses guillerettes. Certaines dames en peignoir, dernières venues, se pressaient avec élégance et mesurent vers cette voûte odorante dont la bouchère leur faisait les honneurs, tout en s'excusant à cause du froid artificiel indispensable à la bonne conservation de la marchandise. Musine disparut avec les autres. Je l'ai attendue chez nous, en haut, une nuit, tout un jour. Ah non ! Elle n'est jamais revenue me retrouver. Je devins, pour ma part, à partir de cette époque, de plus en plus difficile à contenter et je n'avais plus que deux idées en tête, sauver ma peau et partir pour l'Amérique. Mais échapper à la guerre constituait déjà une œuvre initiale qui me tint tout essoufflé pendant des mois et des mois. Des canons, des hommes, des munitions qu'ils exigeaient sans jamais ensembler là, les patriotes. Il paraît qu'on ne pouvait plus dormir tant que la pauvre Belgique et l'innocente petite Alsace n'auraient été arrachées aux joues germaniques. C'était une obsession qui empêchait, nous affirmait-on, les meilleurs d'entre nous de respirer, de manger, de copuler. Ça n'avait pas l'air tout de même de les empêcher de faire des affaires, les survivants. Le moral était bon, à l'arrière, on pouvait le dire. Il fallut réintégrer en vitesse nos régiments. Mais moi, dès la première visite, on me trouva trop au-dessous de la moyenne encore et juste bon pour être dirigé sur un autre hôpital, pour osseux et nerveux, celui-là. Un matin, nous sortîmes à six du dépôt, trois artilleurs et trois dragons, blessés et malades, à la recherche de cet endroit où se réparait la vaillance perdue, les réflexes abolis et les bras cassés. Nous passâmes d'abord, comme tous les blessés de l'époque, pour le contrôle, au Val-de-Grâce, une citadelle ventrue, si noble et toute barbu d'arbres, et qui sentait bien fort l'omnibus par ses couloirs, odeur aujourd'hui et sans doute à jamais disparue, mixture de pieds, de paille et de lampes à huile. Nous ne fîmes pas long feu au Val, à peine entrevus, nous étions engueulés, et comme il faut, par deux officiers gessonnaires, pelliculaires et surmenés, menacés par ceux-ci du conseil et projetés à nouveau par d'autres administrateurs dans la rue. « Il n'y avait pas de place pour nous », qu'ils disaient, en nous indiquant une destination vague, un bastion quelque part dans les zones autour de la ville, des bistrots, de bistrots en bastion, de mominettes en café crème. Nous partîmes donc à six, au hasard des mauvaises directions, à la recherche de ce nouvel abri, qui paraissait spécialisé dans la guérison des incapables héros dans notre genre. Un seul d'entre nous, six, possédait un rideau de biens qui tenait tout entier, il faut le dire, dans une petite boîte en zinc de biscuits Pernaut, marque célèbre alors et dont je n'entends plus parler. Là-dedans, il cachait notre camarade des cigarettes et une brosse à dents même, qu'on en rigolait tous de ce soin peu commun alors, qu'il prenait de ses dents, et que nous on le traitait à cause de ce raffinement insolite d'homosexuel. Enfin, nous abordâmes, après bien des hésitations, vers le milieu de la nuit, au remblai bouffi de ténèbres de ce bastion de Bicêtre, le 43, qu'il s'intitulait, c'était le bout. On venait de le mettre à neuf, pour recevoir des éclopés des vieillards. Le jardin n'était même pas fini. Quand nous arrivâmes, il n'y avait encore en fait d'habitants que la concierge dans la partie militaire. Il pleuvait de rue. Elle eut peur de nous, la concierge, en nous entendant, mais nous la fit meurir en lui mettant la main tout de suite au bon endroit. — Je crois que c'était des Allemands, fit-elle. — Ils sont loin, lui répondit-on. — Ah ! où ? où c'est que vous êtes malade ? s'inquiétait-elle. — Partez, mais partout, partout, partout, mais pas aux zizis, fit un artilleur en réponse. Alors ça, on pouvait dire que c'était du vrai esprit, du vrai esprit, et qu'elle appréciait en plus la concierge. Dans ce même bastion séjournèrent par la suite avec nous des vieillards de l'assistance publique. On avait construit pour eux d'urgence de nouveaux bâtiments garnis de kilomètres de vitrages. On les gardait là-dedans jusqu'à la fin des hostilités, comme des insectes. Sur les buttes d'alentours, une éruption de lotissement étriqué se disputait des tas de bouffantes mal contenues entre les séries de cabanons précaires. À l'abri de ceux-ci poussent de temps à autre une laitue et trois radis, dont on ne sait jamais pourquoi, des limaces dégoûtées consentent à faire hommage au propriétaire. Notre hôpital était propre, comme il faut se dépêcher de voir ces choses-là quelques semaines tout à leur début, car pour l'entretien des choses chez nous, on n'a aucun goût, on est même à cet égard deux francs dégueulasses. On s'est couché, je dis donc au petit bonheur des lits métalliques et à la lumière lunaire. C'était si neuf, ces locaux, que l'électricité n'y venait pas encore. Au réveil, notre nouveau médecin-chef est venu se faire connaître, tout content de nous voir, qu'il semblait toute cordialité de dehors, il avait des raisons de son côté pour être heureux, il venait d'être nommé aux quatre galons. Cet homme possédait, en plus, les plus beaux yeux du monde, veloutés et surnaturels. Il s'en servait beaucoup pour les mois de quatre charmantes infirmières bénévoles qu'il entourait de prévenances et de mimiques, et qui n'en perdaient pas une miette de leur médecin-chef. Dès le premier contact, il se saisit de notre morale comme il nous en prévient. Sans façon, empoignant familièrement l'épaule de l'un de nous, le secouant paternellement la voix réconfortante, il nous traça les règles et le plus court chemin pour aller gaillardement et, au plus tôt encore, nous refaire casser la gueule. D'où qu'il leur province, décidément, il ne pensait qu'à cela. On aurait dit que ça leur faisait du bien. C'était le nouveau vice. La France, mes amis, vous a fait confiance. C'est une femme, la plus belle des femmes, la France, entend-a-t-il. Elle compte sur votre héroïsme, la France, victime de la plus lâche, de la plus abominable agression. Elle a le droit d'exiger de ses fils d'être vengé profondément, la France, d'être rétabli dans l'intégrité de son territoire, même au prix du sacrifice le plus haut, la France. Nous ferons tous ici, en ce qui nous concerne, notre devoir, mes amis. Faites-le votre. Notre science vous appartient. Elle est la vôtre. Toutes ses ressources sont au service de votre guérison. Aidez-nous à votre tour dans la mesure de votre bonne volonté, je le sais. Elle nous est acquise, votre bonne volonté, et que bientôt vous puissiez tous reprendre votre place à côté de votre cher camarade des tranchées. Votre place sacrée pour la défense de notre sol chéri. Vive la France en avant. Il savait parler aux soldats. Nous étions chacun, au pied de notre lit, dans la position du garde à vous, l'écoutant. Derrière lui, une brune du groupe de ses jolies infirmières dominait mal l'émotion qui les traignait et que quelques larmes rendirent visible. Les autres infirmières, ses compagnes, s'en pressèrent bientôt. Chéri, chéri, je vous assure, il reviendra, voyons. C'était une de ses cousines, la blonde, un peu boulotte, qui la consolait le mieux. En passant près de nous, la soutenant dans ses bras, elle me confia, la boulotte, qu'elle défaillait ainsi la cousine jolie à cause du départ récent d'un fiancé mobilisé dans la marine. Le maître ardent déconcerté s'efforçait d'atténuer le bel et tragique émoi propagé par ses brèves et vibrantes allocutions. Elle, il en demeurait tout confus et peiné devant elle, réveil d'une trop douloureuse inquiétude dans un cœur d'élite, évidemment pathétique, tout sensibilité et tendresse. — Si nous avions su, maître, chuchotait encore la blonde cousine, nous vous aurions prévenu. Ils s'aiment si tendrement, si vous saviez. Le groupe des infirmières et le maître lui-même disparurent, parlotant toujours et brissant à travers le couloir. On ne s'occupait plus de nous. J'essayais de me rappeler et de comprendre le sens de cette allocution qu'il venait de prononcer. L'homme aux yeux splendides, mais loin de moi, de ma tristé, elles me parurent, en y réfléchissant, ses paroles extraordinairement bien faites pour me dégoûter de mourir. C'était aussi l'avis des autres camarades, mais ils n'en trouvaient pas au surplus comme moi une façon de défier et d'insulter. Eux ne cherchaient guère à comprendre ce qui se passait autour de nous dans la vie. Ils discernaient seulement et encore à peine que le délire ordinaire du monde s'était accru depuis quelques mois dans toutes les proportions, qu'on ne pouvait décidément plus appuyer son existence sur rien de stable. Ici, à l'hôpital, tout comme dans la nuit des Flandres, la mort nous tracassait. Seulement ici, elle nous menaçait de plus loin la mort irrévocable, tout comme là-bas. C'est vrai, une fois lancé sur votre tremblante carcasse par les soins de l'administration. Ici, on ne nous engueulait pas, certes. On nous parlait même avec douceur. On nous parlait tout le temps d'autre chose que de la mort. Mais notre condamnation figurait toutefois bien nette au coin de chaque papier qu'on nous demandait de signer, dans chaque précaution qu'on prenait à notre égard. Médailles, bracelets, la moindre permission, n'importe quel conseil. On se sentait comptés, guettés, numérotés dans la grande réserve des partants de demain. Alors, forcément, tout ce monde civil et sanitaire ambiant avait l'air plus léger que nous. Par comparaison, les infirmières, ces garces, ne partageaient pas, elles, notre destin. Elles ne pensaient, par contraste, qu'à vivre longtemps et plus longtemps encore, et à aimer, c'était clair, à se promener et à mille et dix mille fois faire et refaire l'amour. Chacune de ces angéliques tenait à son petit plan dans le périnée, comme les forçats, pour plus tard le petit plan d'amour quand nous serions, nous, crevés dans une boue quelconque et Dieu sait comment. Elles vous auraient alors des soupirs émemoratifs spéciaux, de tendresse, qui les rendraient plus attrayantes encore. Elles évoqueraient en silence ému les tragiques temps de la guerre et revenant. « Vous vous souvenez, vous, du petit Bardamus ? » dirait-elle, à l'heure crépusculaire, en pensant à moi, « Celui qu'on avait tant de mal à empêcher de tousser. Il en avait un mauvais moral, celui-là, le pauvre petit. Qu'a-t-il pu devenir ? » Quelques regrets poétiques, placés à proposcier à une femme aussi bien que certains cheveux vaporeux sous les rayons de la lune. À l'abri de chacun de leurs mots et de leur sollicitude, il fallait dès maintenant comprendre. « Tu vas crever, gentil militaire, tu vas crever. C'est la guerre. Chacun sa vie, chacun son rôle, chacun sa mort. Nous avons l'air de partager ta tendresse, mais on ne partage la mort de personne. Tout doit être aux âmes et au corps bien portant, façon de distraction et rien de plus et rien de moins. Et nous sommes, nous, des solides jeunes filles, belles, considérées, saines et bien élevées. Pour nous, tout devient biologie, automatique, joyeux spectacle et se convertit en joie. Ainsi l'exige notre santé. Les vilaines licences du chagrin nous sont impossibles. Il nous faut des excitants à nous, rien que des excitants. Vous serez vite oubliés, petits soldats. Soyez gentils, crevez bien vite. Et que la guerre finisse et qu'on puisse se marier avec un de vos aimables officiers. Un brun, surtout. Vive la patrie dont parle toujours papa. Comme l'amour doit être bon quand il revient de la guerre. Il sera décoré, notre petit mari. Il sera distingué. Vous pourrez cirer ses jolies bottes le beau jour de notre mariage, si vous existez encore à ce moment-là, petits soldats. Ou ne serez-vous pas alors heureux de notre bonheur, petits soldats ? Chaque matin, nous revîmes et le revîmes encore le médecin-chef suivi de ses infirmières. C'était un savant, apprenions-nous. Autour de ces salles réservées, venaient trotter les vieillards de l'hospice d'à côté en bon inutile et disjoint. Ils s'en allaient crachoter, leurs cancans, avec leurs caries d'une salle à l'autre, porteurs de petits bouts de ragots et médisances éculées. Ils s'y cloîtraient dans leur misère officielle, comme au fond d'un enclos baveux. Les vieux travailleurs broutaient toute la fiante qu'ils déposent autour des âmes à l'issue des longues années de servitude. Aine impuissante, rancie dans l'oisiveté puisseuse des salles communes, ils ne se servaient de leur ultime et chevrotante énergie que pour se nuire encore un petit peu et se détruire dans ce qui leur restait de plaisir et de souffle. Suprême plaisir ! Dans leur carcasse raccornie, ils ne suscitaient plus un seul atome qui ne fut strictement méchant. Dès qu'il fut entendu que nous partagerions, soldats, les commodités relatives du bastion avec ces vieillards, ils se mirent à nous détester à l'unisson, non sans venir toutefois en même temps mendier et s'enrépier nos résidus de tabac à la traîne le long des croisés et les bouts de pain racis tombés dessous les bancs. Leur face parcheminée s'écrasait à l'heure du repas contre les vitrines de notre réfectoire. Ils passaient entre les plis chassieux de leur nez deux petits regards de vieux rats convoiteux. L'un de ces infirmes paraissait plus astucieux et coquin que les autres. Il venait nous chanter des chansonnettes de son temps pour nous distraire, le père Birouette qu'on l'appelait. Il voulait bien faire tout ce qu'on voulait pourvu qu'on lui donna du tabac, tout ce qu'on voulait sauf passer devant la morgue du bastion qui d'ailleurs ne chômait guère. L'une des blagues consistait à l'amener de ce côté-là, soi-disant en promenade. « Tu veux pas entrer ? » qu'on lui demandait quand on était en plein devant la porte. Il se sauvait alors bien râleux, mais si vite et si loin qu'on ne le revoyait plus de deux jours au moins, le père Birouette. Il avait entrevu la mort. Notre médecin-chef aux beaux yeux, le professeur Bestombe, avait fait installer pour nous redonner de l'âme dans tout un appareillage très compliqué d'engins électriques étincelants dont nous subissons les décharges périodiques. Il fut qu'il prétendait tonique et qu'il fallait accepter sous peine d'expulsion. Il était fort riche, semblait-il, Bestombe. Il fallait l'être pour acheter tout ce goûteux bazar électrocuteur. Son beau-père, grand politique, ayant pu sa menthe ripoter au cours d'achats gouvernementaux de terrain, lui permettait ses largesses. Il fallait en profiter. Tout s'arrange, crimes et châtiments, tel qu'il était. Nous ne le détestions pas. Il examinait notre système nerveux avec un soin extraordinaire et nous interrogeait sur le ton d'une courtoise familiarité. Cette abonomie soigneusement mise au point divertissait délicieusement les infirmières toutes distinguées de son service. Elles attendaient chaque matin ces mignonnes le moment de se réjouir des manifestations de sa haute gentillesse. C'était du nanon. Nous jouions tous ensemble dans une pièce où il avait choisi, lui, Bestombe, le rôle du savant bienfaisant et profondément aimablement humain. Le tout était de s'entendre. Dans ce nouvel hôpital, je faisais chambre commune avec le sergent Brans-le-Dore, rengagé. C'était un ancien convive des hôpitaux, lui, Brans-le-Dore. Il avait traîné son intestin perforé depuis des mois dans quatre différents services. Il avait appris au cours de ses séjours à attirer et puis à retenir la sympathie active des infirmières. Il rendait uriner et coliquer du sang assez souvent, Brans-le-Dore. Il avait aussi bien du mal à respirer. Mais cela n'aurait pas entièrement suffi à lui concilier les bonnes grâces toutes spéciales du personnel traitant qui en voyait bien d'autres. Alors, entre deux étouffements, s'il y avait un médecin ou une infirmière à passer par là, « Victoire ! Victoire ! Nous aurons la victoire ! » criait Brans-le-Dore. On le murmurait du bout ou de la totalité de ses poumons, selon le cas. Ainsi rendu conforme à l'ardente littérature agressive par un effet d'opportune mise en scène, il jouissait de la plus haute cote morale. Il le possédait, le truc, lui. Comme le théâtre était partout, il fallait jouer. Et il avait bien raison, Brans-le-Dore. Rien aussi n'a l'air plus idiot et n'irrite davantage, c'est vrai, qu'un spectateur inerte monté par hasard sur les planches. Quand on est là-dessus, n'est-ce pas, il faut prendre le ton, s'animer, jouer, se décider, ou bien disparaître. Les femmes surtout demandaient du spectacle. Et elles étaient impitoyables, les garces, pour les amateurs déconcertés. La guerre, sans conteste, perda aux portes aux ovaires. Elle en exigeait des héros. Et ceux qui ne l'étaient pas, du tout, devaient se présenter comme telles, ou bien s'apprêter à subir les plus ignominieuses des destins. Après huit jours passés dans ce nouveau service, nous avions compris l'urgence d'avoir à changer de dégaine. Et grâce à Bran-le-Dore, dans le civil, placé en tantelle, ces mêmes hommes, apeurés et cherchant l'ombre, possédés par des souvenirs honteux d'abattoirs que nous étions en arrivant, se muèrent en une satanée bande de gaillards, tous résolus à la victoire, et, je vous le garantis, armés d'abattres et de formidables propos. Un dru langage était devenu en effet le nôtre, et si s'allait que ces dames en rougissaient parfois, elles ne s'en plaignaient jamais cependant, parce qu'il est bien entendu qu'un soldat est aussi brave qu'un souciant, et grossier plus souvent qu'à son tour, et que plus il est grossier, et que plus il est brave. Au début, tout en copiant Bran-le-Dore de notre mieux, nos petites allures patriotiques n'étaient pas encore tout à fait au point pas très convaincantes. Il fallut une bonne semaine et même deux de répétition intensive pour nous placer absolument dans le ton, le bon. Dès que notre médecin-professeur agrégé Bestombe eut noté, ce savant, la brillante amélioration de nos qualités morales, il résolut, à titre d'encouragement, de nous autoriser quelques visites, à commencer par celle de nos parents. Certains soldats, bien doués à ce que j'avais entendu compter, éprouvaient quand ils se mêlaient au combat une sorte de griserie, et même une vive volupté. Dès que pour ma part j'essayais d'imaginer une volupté de cet ordre bien spécial, je m'en rendais malade pendant huit jours au moins. Je me sentais si incapable de tuer quelqu'un qu'il valait décidément mieux que j'y renonce et que j'en finisse tout de suite. Non que l'expérience me manquait, on avait même fait tout pour me donner le goût, mais le don me faisait défaut. Il m'aurait fallu peut-être une plus lente initiation. Je résolis certains jours de faire part au professeur Bestombe des difficultés que j'éprouvais, corps et âme à être aussi brave que je l'aurais voulu et que les circonstances sublimes certes l'exigeaient. Je redoutais un peu qu'il se prit à me considérer comme un effronté, un bavard impertinent, mais pas du tout. Au contraire, le maître se déclara tout à fait heureux que, dans cet accès de franchise, je vienne ouvrir à lui du trouble d'âme que je présentais. « Vous allez mieux, Bardamus, mon ami, vous allez mieux tout simplement. » Voici ce qu'il conclut. Cette confidence que vous venez de me faire absolument spontanément, je la considère, Bardamus, comme l'indice très encourageant d'une amélioration notable de votre état mental. Vaudesquin, d'ailleurs, cet observateur modeste, mais combien s'agace des défaillances morales chez les soldats de l'Empire, avait résumé en 1802 des observations de ce genre dans une mémoire à présent classique, bien qu'injustement négligée par nos étudiants actuels, où il notait, dis-je avec beaucoup de justesse et de précision, des crises dites d'aveux qui surviennent, signes entre tous excellents chez le convalescent moral. Notre grand Dupré, près d'un siècle plus tard, sut établir à propos du même symptôme sa nomenclature des hommes incélèbres, et cette crise identique nous figure sous le titre de crise de rassemblement des souvenirs. Crise qui doit, selon le même auteur, précéder du peu, lorsque la cure est bien conduite. La débâcle massive des idéations anxieuses et la libération des visibles, du champ de la conscience, phénomène second, en somme, dans le cours du rétablissement psychique. Dupré donne d'autre part, dans sa terminologie si imagée et dont il avait l'apanage, le nom de diarrhée cogitive de libération. A cette crise qui s'accompagne chez le sujet d'une sensation d'euphorie très active, d'une reprise très marquée de l'activité de relation, une reprise, entre autres, très notable du sommeil, qu'on voit se prolonger soudain pendant des journées entières. Enfin, autre stade, sur activité très marquée des fonctions génitales, à tel point qu'il n'est pas rare d'observer chez les mêmes malades, auparavant frigides, de véritables fringales érotiques. D'où cette formule, le malade n'entre pas dans la guérison, il s'y rue. Tel est le terme magnifique, descriptif, n'est-ce pas, de ce triomphe récupératif par lequel un autre de nos grands psychiatres français du siècle dernier, Philibert Marginton, caractérisait la reprise véritablement triomphale de toutes les activités normales chez un sujet convalescent de la maladie de la peur. Pour ce qui vous concerne, Bardamu, je vous considère donc à dès à présent comme un véritable convalescent. Vous intéressera-t-il, Bardamu, puisque nous en sommes à cette satisfaisante conclusion, de savoir que demain, précisément, je présente à la Société de Psychologie Militaire un mémoire sur les qualités fondamentales de l'esprit humain ? Ce mémoire est de qualité, je le crois. Certes, Maître, ces questions me passionnent. Eh bien, sachez en résumé, Bardamu, que j'y défends cette thèse, qu'avant la guerre, l'homme restait pour le psychiatre un inconnu, clos, et les ressources de son esprit, inénibles. C'est bien aussi mon très modeste avis, Maître. La guerre, voyez-vous, Bardamu, par les moyens incomparables qu'elle nous donne pour éprouver les systèmes nerveux, agit à la manière d'un formidable révélateur de l'esprit humain. Nous en avons pour des siècles à nous pencher méditatif sur ces révélations pathologiques récentes, des siècles d'études passionnées. Avouons-le franchement, nous ne faisions que soupçonner jusqu'ici les richesses émotives et spirituelles de l'homme. Mais à présent, grâce à la guerre, c'est fait. Nous pénétrons par suite d'une effraction douloureuse, certes, mais pour la science décisive et providentielle dans leur intimité. Dès les premières révélations, le devoir du psychologue et du moraliste moderne ne fit, pour moi bestemme, plus aucun doute. Une réforme totale de nos conceptions psychologiques s'imposait. C'est bien mon avis aussi à moi, Bardamus. J'y crois en effet, maître, qu'on ferait bien... Ah ! Vous le pensez aussi, Bardamus ? Je ne vous le fais pas dire. Chez l'homme, voyez-vous, le bon et le mauvais s'équilibrent. Égoïsme d'une part, altruisme de l'autre. Chez les sujets d'élite, plus d'altruisme que d'égoïsme. Mais c'est exact, n'est-ce bien cela ? C'est exact, maître, c'est cela même. Et chez les sujets d'élite, quel peut être, je vous le demande, Bardamus, la plus haute entité connue qui puisse exciter son altruisme, à l'obliger à se manifester incontestablement cet altruisme ? Le patriotisme, maître. Ah ! Voyez-vous, je ne le fais pas dire. Vous me comprenez tout à fait bien, Bardamus. Le patriotisme et son corollaire, la gloire, tout simplement, s'appreuvent. C'est vrai. Ah ! Nos petits soldats, remarquez-le, et dès les premières épreuves du feu, ont su se libérer spontanément de tous les sophismes et concepts accessoires, et particulièrement des sophismes de la conservation. Ils sont allés d'estin et d'emblée se fondre avec notre véritable raison d'être, notre patrie. Pour accéder à cette vérité, non seulement l'intelligence est superflue, Bardamus, mais elle gêne. C'est une vérité du cœur, la patrie, comme toutes les vérités essentielles. Le peuple ne s'y trompe pas, là, précisément, où le mauvais savant s'égare. Cela est beau, maître, trop beau. C'est de l'antique. Il me sert à les deux mains, presque affectueusement, d'estombe. D'une voix devenue paternelle, il voulut bien ajouter encore à mon profit. C'est ainsi que j'entends traiter mes malades, Bardamus, par l'électricité pour le corps et pour l'esprit, par de vigoureuses doses d'éthique patriotique, par les véritables injections de la morale reconstituante. Je vous comprends, maître. Je comprenais les faits de mieux en mieux. En le quittant, je me rendis sans tarder à la messe avec mes compagnons. Reconstitué dans la chapelle battant neuf, j'aperçus Branle-d'Or qui manifestait de son haut moral derrière la grande porte où il donnait, justement, des leçons d'entrain à la petite fille de la concierge. J'allais de suite l'y joindre comme je m'y conviens. L'après-midi, des parents vinrent de Paris pour la première fois depuis que nous étions là, et puis ensuite chaque semaine. J'avais écrit enfin à ma mère. Elle était heureuse de me retrouver, ma mère, et pleurnichait comme une chienne à laquelle on a rendu enfin son petit. Elle croyait aussi, sans doute, m'aider beaucoup en m'embrassant, mais elle demeurait cependant inférieure à la chienne parce qu'elle croyait aux mots qu'on lui disait pour m'enlever. La chienne, au moins, ne croit que ce qu'elle sent. Avec ma mère, nous fîmes un grand tour dans les rues proches de l'hôpital, en après-midi, et à marcher en traînant dans les ébauches des rues qu'il y a par là, des rues au lapin d'air pas encore peint, entre les longues façades sointantes aux fenêtres bariolées de son petit chiffon pendant, les chemises des pauvres, à entendre le petit bruit du crayon qui crépita midi, orages des maisons des mauvaises graisses. Dans le grand abandonnement qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe vient sointer et finir en pourriture, la ville montre à qui veut le voir son grand derrière en boîte à ordures. Il y a des usines qu'on évite en promenant, qui sentent toutes les odeurs, les unes à petites, à peine croyables, où l'air d'alentour se refuse à puer davantage. Tout près moisit la petite fête foraine, entre deux hautes cheminées inégales, ses chevaux de bois dépeints sont trop coûteux pour ceux qui les désirent. Pendant des semaines entières souvent, petits morveux, rachitiques, attirés, repoussés, retenus à la fois, tous les doigts dans le nez par leur abandon, la pauvreté, la musique. Tout se passe en effort pour éloigner la vérité de ces lieux, qui revient pleurer sans cesse sur tout le monde. On a beau faire, on a beau boire, du rouge encore, épais comme de l'encre, le ciel reste ce qu'il était là-bas, bien renfermé dessus, comme une grande mare pour les fumées de la banlieue. Par terre, la boue vous tire sur la fatigue et les côtés de l'existence sont fermés aussi, bien clos, par des hôtels et des usines encore. C'est déjà des cercueils, les murs de ces côtés-là. L'eau là, bien partie, l'usine aussi, je n'avais plus personne. C'est pour ça que j'avais fini par écrire à ma mère, question de voir quelqu'un. À vingt ans, je n'avais déjà plus que du passé. Nous parcourîmes ensemble avec ma mère des rues et des rues du dimanche. Elle me racontait les choses menues de son commerce, ce qu'on disait autour d'elle de la guerre en ville, que c'était triste la guerre, épouvantable même, mais qu'avec beaucoup de courage, nous finirions tous par en sortir. Pour elle, c'était rien que des accidents, comme aux courses, ils n'ont qu'à bien se tenir, on ne tombait pas. En ce qui la concernait, elle ne découvrait dans la guerre qu'un grand chagrin nouveau, qu'elle essayait de ne pas trop remier. Il lui faisait comme peur ce chagrin. Il était comblé de choses redoutables qu'elle ne comprenait pas. Elle croyait au fond que les petits gens de sa sorte étaient faits pour souffrir de tout, que c'était leur rôle sur la terre et que si les choses allaient récemment aussi mal, ça devait tenir encore. En grande partie à ce qu'ils avaient commis bien des fautes accumulées, les petits gens, ils avaient dû faire des sottises sans s'en rendre compte bien sûr, mais tout de même, ils étaient coupables et c'était déjà bien gentil qu'on leur donne ainsi en souffrant l'occasion d'expier leur indignité. C'était intouchable, ma mère. Cet optimisme résigné et tragique lui servait de foi et formait le fond de sa nature. Nous suivions tous les deux les rues à l'autir sous la pluie. Les trottoirs par là enfoncent et se dérobent. Les petites frênes en bordure gardent longtemps leurs gouttes aux branches. En hiver, tremblantes dans le vent, minces séries. Le chemin de l'hôpital passait devant de nombreux hôtels récents. Certains avaient des noms, d'autres n'avaient même pas pris ce mal. À la semaine qu'ils étaient tout simplement, la guerre les avait vidés brutalement de leur contenu de tacherons et d'ouvriers. Ils n'y rentreraient même plus pour mourir les locataires. C'est un travail et ça aussi ça, mourir, mais ils s'en acquitteraient dehors. Ma mère me reconduisait à l'hôpital en pleurnichant. Elle acceptait l'accident de ma mort. Non seulement elle consentait, mais elle se demandait si j'avais autant de résignation qu'elle-même. Elle croyait à la fatalité autant qu'au beau maître des arts et métiers dont elle m'avait toujours parlé avec respect. Parce qu'elle avait appris, étant jeune, que celui dont elle se servait dans son commerce de mercerier était la copie scrupuleuse de ce superbe talon officiel. Entre les lotissements de cette campagne déchue existaient encore quelques champs et cultures de ci de là, et même accrochés à des bribes quelques vieux paysans coincés entre les maisons nouvelles. Quand il nous restait du temps avant la rentrée du soir, nous allions les regarder avec ma mère, ces drôles de paysans, s'acharner à fouiller avec du fer cette chose molle et grenue qu'est la terre, où on met à pourrir les morts et d'où vient le pain quand même. Ce doit être bien dur la terre, qu'elle remarquait chaque fois en le regardant d'un air bien perplexe. Elle ne connaissait en fait de misère que celle qui ressemblait à la sienne, celle des villes. Elle essayait de s'imaginer ce que pouvait être celle de la campagne. C'est la seule curiosité que je lui ai jamais connue, à ma mère, et ça lui suffisait comme distraction pour un dimanche. Elle rentrait avec ça en ville. Je ne recevais plus du tout de nouvelles de Lola, ni de Musée non plus. Elle demeurait décidément l'égarce du bon côté de la situation, où régnait une consigne souriante mais implacable d'élimination envers nous autres, nous, les viandes destinées au sacrifice. A deux reprises ainsi, on m'avait déjà reconduit vers les endroits où se parquent les otages. Question de temps et d'attente seulement. Les jeux étaient faits. Ce chapitre est très intéressant parce qu'on voit pour ceux qui essayent de se faire réformer, que même à l'hôpital, la situation n'est pas aussi facile. Ce qu'il faut savoir c'est que pendant la guerre, tous ceux qui essayent d'échapper sont tout simplement considérés comme des déserteurs. Et on tue dans l'armée ceux qui fuient. Le déserteur est simplement mis au poteau et éliminé. Conséquent, ceux qui ne sont pas encore partis, ont peur de partir. Ils sont obligés d'aller à la guerre. Ça on l'oublie, il n'y a pas que l'ennemi qui tue, il y a aussi l'assassinat entre militaires. C'est partie du jeu. Donc au voyage, au bout de la nuit, lui faire une enseigne vraiment extraordinaire, acheter ce livre publié chez Gallimard. Il nous permet, ce livre, de comprendre l'horreur de la guerre et de savoir que derrière il y a des puissants qui conseillent, qui financent la guerre, mais que les fantassins, ceux qui sont dans la boue, ils y restent.

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