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Un frère jaloux et un libertaire non divorcé... le tout sur la condition des femmes indépendantes...
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Un frère jaloux et un libertaire non divorcé... le tout sur la condition des femmes indépendantes...
Piotr Mikhaïlich-Ivashin is upset because his sister has moved in with a married man, Vlasic. He is conflicted about his beliefs in free love and feels guilty for not doing anything to stop it. The situation in the house is tense, and Piotr receives a letter from his sister that he refuses to read. He goes to the fields to contemplate the situation and feels overwhelmed. Later, he encounters a police commissioner who is unaware of the situation and offers him a ride home. Piotr is filled with dread about the commissioner finding out the truth. Back home, Piotr realizes he can no longer tolerate the situation and decides to confront Vlasic. He imagines a confrontation where he insults and challenges Vlasic, but realizes Vlasic's unhappiness makes him untouchable. Nonetheless, Piotr is determined to confront him and justify his actions. Une nouvelle d'Anton Pavlovitch Chekhov, intitulée « Les voisins » Piotr Mikhaïlich-Ivashin était de fort mauvaise humeur, sa sœur, encore jeune fille, venait de s'installer chez Vlasic, homme marié, pour essayer de se débarrasser du sentiment d'abattement pénible qui ne le quittait ni à la maison ni au champ, il faisait appel à son sens de l'équité, à ses convictions honnêtes, généreuses. N'avait-il pas toujours défendu l'amour libre ? Mais cela ne l'aidait pas, et il en arrivait chaque fois, malgré lui, à la conclusion de l'heure idiote de nourrice, à savoir que sa sœur avait commis une mauvaise action et que Vlasic s'était montré mal honnête en enlevant sa sœur, ce qui le faisait souffrir. Du matin au soir, la mère restait dans sa chambre, la nourrice parlait à voix basse et soupirait sans arrêt, la tante s'apprêtait à partir tous les jours, et l'on ne cessait d'apporter ses valises dans le vestibule ou de les remporter dans sa chambre. La maison, la cour, le jardin n'étaient que silences, comme en présence d'un défunt. Il semblait à piotre que la tante, les domestiques et même les paysans, le regardaient d'un air insolite et consterné, comme s'il voulait dire « On a séduit ta sœur, et toi tu ne fais rien », si bien qu'il s'accusait d'une action, encore ne sut pas exactement quelle action il aurait dû entreprendre. Environ six jours se passèrent ainsi. Le septième dimanche, après dîner, un homme à cheval apportait une lettre, adresse libellée par une main féminine connue, « À son excelle Anna Nikolaïvna Ivashina ». Piotre crut sentir, sans savoir pourquoi, que l'enveloppe, l'écriture, le mot inachevé, Excel, respiraient le défi d'insolence, le libéralisme. Or, le libéralisme des femmes, c'est têtu, c'est implacable, c'est cruel. « Elle mourra plutôt que de faire une concession à notre mère, que de lui pardonner, de lui demander pardon. » Pensa Piotre en allant porter la lettre à sa mère. La mère était au lit, tout habillée. Apercevant son fils, elle se releva, et, arrangeant les cheveux gris qui s'échappaient de son bonnet, demanda hâtiment « Quoi, quoi ? On a envoyé ça ? » et le fils, en présentant la lettre. Ni le nom de Zina, ni même le prénom « elle » n'étaient plus prononcés dans la maison. On faisait allusion à Zina en termes indéfinis, on a envoyé, on est parti. La mère reconnut l'écriture de sa fille, et son visage devint laid, déplaisant, tandis que ses cheveux gris s'échappaient de nouveau de son bonnet. « Non ! » dit-elle, faisant des mains, un geste indiquant que la lettre lui avait brûlé les doigts. « Non, non, jamais, pour rien au monde ! » La mère se prit à pleurer, hystériquement, de chagrin et de honte. Manifestement, elle avait envie de lire la lettre, mais l'orgueil l'en empêchait. Piotre comprenait que c'était à lui qu'il incombait d'ouvrir la lettre et de la lire à haute voix, mais une colère, comme il n'en avait jamais ressenti, s'empara soudain de lui. Il se précipita dehors et cria à l'homme au cheval, « Pas de réponse, il n'y aura pas de réponse ! Dis-leur bien ça, animal ! » Et il déchira la lettre. Puis, des larmes apparurent dans ses yeux, et cruel, coupable et malheureux, il s'en alla dans les champs. Il n'avait que vingt-sept ans, mais il était déjà corpulent, s'habillait comme un vieillard avec des vêtements larges et spacieux, et avait la laine courtant. On reconnaissait en lui toutes les prémices d'un gentil homme terrien célibataire endurci. Il n'était jamais amoureux, ne pensait pas au mariage, et n'aimait que sa mère, sa sœur, la nourrice, le jardinier Vasilitch. Il aimait bien manger, faire un somme après-dîner, parler de politique et de sujets élevés. Jadis, il avait fait des études à l'université, mais cela lui apparaissait maintenant comme une corvée inévitable pour les jeunes gens de dix-huit à vingt-cinq ans. En tout cas, les pensées qui à présent erraient chaque jour dans sa tête n'avaient rien de commun avec l'université et les disciplines qu'il y avait étudiées. Dans les champs, c'était la chaleur et le silence, comme avant la pluie. Dans les bois, des vapeurs s'exhalaient, et l'on sentait la lourde et permanente odeur des pains et des feuilles en putréfaction. Piotre s'arrêtait souvent pour essuyer son front trempé. Il examina ses blés d'automne et de printemps, fit le tour de son champ de trèfle, et une fois ou deux leva à une perderie, et ses petits perdraux qui se réfugièrent à l'orée du bois. Tout le temps, il se disait que cette situation insupportable ne pouvait pas durer éternellement, et qu'il fallait en finir d'une manière ou d'une autre, en finir d'une façon bête, absurde, mais en finir à tout prix. — Mais comment ? Que faut-il faire ? se demandait-il, en regardant d'un air suppléant le ciel et les arbres, comme s'il les appelait au secours. Mais le ciel et les arbres se taisaient, l'honnêteté des convictions n'avançait à rien, et le bon sens soufflait que de douloureuses questions ne pouvaient se régler que bêtement, et que la scène de ce jour-là avec l'homme à cheval n'était pas la dernière du genre. Quelle serait la suite des événements ? C'était effrayant à imaginer. Quand Piotra rentra à la maison, le soleil se couchait déjà. Il lui semblait maintenant que la question était insoluble, impossible d'accepter le fait accompli, impossible de ne pas l'accepter. Deux milieux, point ! Ayant ôté son chapeau et s'éventant avec son mouchoir, il longeait la route, et il lui restait quelque deux kilomètres à faire quand il entendit un carillon derrière lui. C'était un assemblage raffiné et de traits réussis, de clochettes et de grelots, rendant un son cristallin. Seul le commissaire de police, Medovsky, ancien officier de Hussar, ruiné et usé par sa propre faute, homme malade et lointain cousin de Piotra, avait un attelage avec un carillon pareil. Chez les Ivachines, il était comme chez lui, et il éprouvait une tendresse toute paternelle pour Zina, qu'il admirait beaucoup. — J'allais chez vous, dit-il à Piotr en le dépassant. Montez, je vous amène ! Il souriait et paraissait gai. Manifestement, il ne savait pas encore que Zina était allée s'installer chez Vlasica. Peut-être lui en avait-on déjà parlé, mais il n'y croyait pas. Piotr sentit la gêne de sa situation. — Vous êtes le bienvenu, remonta-t-il, rougissant aux larmes et ne sachant quel mensonge trouver. — Je suis ravi, continua-t-il, s'efforçant de sourire, mais Zina est partie et maman est malade. — C'est l'exemple, dit le commissaire, regardant Piotr d'un air pensif, moi qui comptais passer la soirée chez vous, où donc est allée Zinaïda Mikhailovna ? — Chez les Zitenskys. Et de là, je crois qu'elle voulait aller au monastère. Je ne sais rien de sûr. Après quelques mots, le commissaire fit demi-tour. Piotr marchait toujours et était horrifié à l'idée de la réaction qu'aurait le commissaire quand il apprendrait la vérité. Piotr se figura cette impression et, la ressentant lui-même, entra dans la maison. « Au secours, Seigneur, au secours ! » pensait-il. Dans la salle à manger, seule la tante prenait le thé du soir. Comme d'habitude, l'expression de son visage signifiait que, si faible et sans défense qu'elle fût, elle ne se laisserait pas marcher sur les pieds. Piotr s'assit à l'autre bout de la table. Il n'aimait pas sa tante et prit son thé en silence. « Aujourd'hui encore, ta mère n'a pas dîné, » dit la tante. « Tu devrais y faire attention, Petrusha. » Se faire mourir de faim n'arrange rien. Piotr trouva absurde que la tante se mêlât de ceux qui ne la regardaient pas et fit dépendre à son départ de l'absence de Zina. Il eut envie de lui dire une insolence, mais se contenta. Et, se contentant, il sentit que l'heure de l'action était venue et qu'il n'avait plus la force de subir davantage. Il fallait agir maintenant, ou alors tomber à terre, hurler et donner de la tête contre le plancher. Il imagina Vlasic et Zina, libéraux tous les deux et contents d'eux-mêmes, en train de s'embrasser quelque part sous un érable, et toute l'amertume, toute la hargne qui en sept jours s'était accumulée en lui, se déversèrent sur Vlasic. « L'un vous séduit et vous vole votre sœur, pensa-t-il, un autre vient vous égorger votre mère, un troisième met le feu à votre maison ou vous cambriole, tout cela sous le masque de l'amitié des grands sentiments de la souffrance. — Non, cela ne sera pas ! cria soudain Piotr en frappant la table du point. Il bondit sortit de la salle à manger en courant. À l'écurie attendait le cheval scellé de l'intendant. Il monta dessus et partit au galop pour chez Vlasic. Toute une tempête se déroulait dans son âme. Il éprouvait le besoin d'accomplir une action sortant de l'ordinaire, brutale, quand bien même il faudrait s'en répandir toute la vie. Traiter Vlasic de coquin, le gifler et puis le provoquer en duel, mais Vlasic n'était pas de ceux qui se battent. L'injure et la gifle ne serviraient qu'à le faire rentrer encore plus tristement et profondément en lui-même. Le malheureux, les irresponsables sont les gens les plus insupportables. Les plus pénibles, quoi qu'ils fassent, ils restent impunis. Quand un homme malheureux répond à un reproche mérité par un regard de ses yeux profond et coupable, quand il sourit d'un air maladif et offre sa tête avec docilité, la justice elle-même, semble-t-il, ne trouvera pas le courage de lever la main sur lui. N'importe, je lui flanquerai un coup de cravache devant elle et je lui débiterai des insolences, décida Piotr. Il traversait ses bois et ses terrains vagues et imaginait que Zina, pour justifier sa conduite, parlerait des droits de la femme, de la liberté de l'individu et de l'absence de différence entre mariage civil et religieux. Comme une vraie femme, elle discuterait de ce qu'elle ne comprenait pas et finirait sans doute par demander « En quoi cela te concerne-t-il ? Quel droit as-tu de t'emmêler ? » « Oui, je n'ai aucun droit, » marmontait Piotr. « Eh bien, tant mieux ! Plus ce sera grossier, injustifié, mieux cela audra. » Il faisait étouffant, à fleurs de terre planaient des nuages de moustiques et, dans les terrains vagues, des vanneaux se lamentaient plaintivement. Tout annonçait la pluie, mais il n'y avait pas le moindre nuage. Piotr affranchit la lisière de sa propriété et traversa au galop un champ plat et lisse. Il prenait souvent cet itinéraire et en connaissait chaque buisson, chaque creux. Ce sombre écueil qui apparaissait loin devant, dans le crépuscule, c'était une église rouge. Il pouvait s'en figurer le moindre détail, même le stuc du portail et les veaux qui paissaient toujours dans l'enclos. À un kilomètre de l'église, à droite, cette tâche foncée, c'était le bosquet du comte Koltoczytia. Au-delà commençaient les terres de Vlasica. Dépassant l'église et le bosquet du comte s'avançait un énorme nuage noir parcouru d'éclairs pâles. « Voilà donc ce qui nous attend ! » pensa Piotr. « Au secours, Seigneur ! Au secours ! » La vitesse de la course eut bientôt fatigué le cheval. Piotr était fatigué aussi. La nuit orageuse le considérait d'un air hostile et semblait lui conseiller de rentrer à la maison. Il eut un peu peur. « Je leur prouverai qu'ils ont tort ! » s'encourageait-il. « Ils vont parler d'amour libre, de liberté de l'individu. Mais la liberté, c'est l'absinence et non la soumission aux passions. C'est à la luxure qu'ils s'adonnent et non à la liberté. » Voilà le vaste étang du comte, rendu livide et sinistre par le nuage. Il dégageait un relent d'humidité de vase. Près du chemin de Facine, deux sols, un vieux et un jeune, s'étaient entrement appuyés l'un sur l'autre. À cet endroit précis, deux semaines plus tôt, Piotr et Vlasic marchaient en chantant à mi-voix la chanson des étudiants « Ne pas aimer, c'est abîmer la vie et la jeunesse ! » « Ne pas aimer, c'est abîmer la vie et la jeunesse ! » Quelle pitoyable chose que cette chanson ! Pendant que Piotr traversait le bosquet, le tonnerre tonnait. Les arbres brissaient et se ployaient dans le vent. Il fallait se hâter du bosquet au château de Vlasic. Il ne restait pas plus d'un kilomètre de prairie. Là, des deux côtés du chemin, se dressaient de vieux boulots, aussi tristes et malheureux à voir que leur propriétaire Vlasic, aussi mince et dégaindanté que lui. Dans les boulots et dans l'herbe froufroutèrent de grosses gouttes de pluie. Le vent s'épaissa aussitôt et cela sentit la terre humide et le peuplier. Voilà la haie de Vlasic avec son acacia jaune, lui aussi mince et dégaindé, à l'endroit où la grille s'était effondrée, on voyait un verger abandonné. Piotr ne pensait plus ni gifle ni cravache et ne savait pas ce qu'il ferait chez Vlasic. Il eut le trac. Il avait peur pour lui-même et pour sa sœur et il tremblait à l'idée qu'il allait la voir maintenant. Comment se tiendrait-elle avec lui, son frère ? De quoi parlerait-il ? Ne valait-il pas mieux faire demi-tour pendant qu'il était encore tant agité par ses pensées ? Il remonta au galop l'allée de Thiel qui menait à la maison, contourna de vastes buissons de lilas et soudain aperçu Vlasic, sans chapeau, portant une chemise indienne et de haute botte. Vlasic, courbé sous la pluie, allait de l'angle de la maison vers le perron. Derrière lui, un journalier portait un marteau et une caisse de clous. Ils avaient dû réparer un volet, tourmenté par le vent. Voyant Piotr, Vlasic arrêta. — C'est toi ! fit-il. Il sourit. — Excellente idée ! — Oui, comme tu vois, je suis venu, prononça Piotr à voix basse en faisant tomber avec ses deux mains les gouttes de pluie qui le recouvraient. Et voilà ! C'est très bien ! — Je suis ravi ! dit Vlasic. Toutefois, sans tendre la main, apparemment, il ne voulait pas prendre ce risque et attendait que l'autre lui tendille la sienne. — C'est bon pour l'avoine ! dit-il en regardant le ciel. — Oui. Ils entrèrent silencieusement dans la maison. À droite du vestibule, une porte conduisait dans un autre vestibule et puis au salon. À gauche, il y avait une pièce où l'hiver vivait le comit. Piotr et Vlasic entrèrent dans cette pièche. — Où la pluie t'a-t-elle surpris ? demanda Vlasic. — Pas loin, presque en arrivant. Piotr s'assit sur le lit. Il était content que la pluie crépita et qu'il fît sombre dans la chambre. Cela valait mieux. On avait moins peur et on n'avait pas besoin de regarder son interlocuteur en face. Piotr ne sentait plus d'animosité, rien que de la crainte et du dépit contre lui-même. Il sentait qu'il avait mal commencé et que cette expédition ne servirait à rien. Pendant un temps, ils se turent tous les deux, faisant semblant d'écouter la pluie. — Merci, Pétrochat ! commença Vlasic en tout sautant. — Je te suis très reconnaissant d'être venu. C'est généreux, c'est noble de ta part. Je le comprends et tu peux me faire confiance. Je l'apprécie. Tu peux me faire confiance. Il regarda par la fenêtre et poursuivit debout au milieu de la petite pièce. Tout s'est passé comme secrètement, comme si nous nous cachions de toi. L'idée que peut-être tu te sentais insulté par nous, que tu étais fâché, nous a tous ces jours-ci gâtés notre bonheur. Mais laisse-moi nous justifier. Si nous avons agi secrètement, ce n'est pas par manque de confiance en toi. Premièrement, tout s'est passé soudainement, par une espèce d'inspiration et nous n'avions pas le temps de réfléchir. Deuxièmement, c'est une histoire intime, délicate. C'était gênant d'y mêler une troisième personne, même aussi proche que toi. Mais surtout, dans tout cela, nous avons beaucoup compté sur ta générosité. Tu es le plus généreux, le plus noble des hommes. Je te suis infiniment reconnaissant. Si jamais tu avais besoin de ma vie, viens l'apprendre. » Vassith parlait d'une voix de basse, faible, sourde, sur une seule note, comme s'il bourdonnait. Il était visiblement ému. Pyotr sentit que son tour était venu de parler et que, s'il écoutait en silence, il jouerait réellement le rôle du beuné le plus généreux et le plus noble. Ce n'était pas pour cela qu'il était venu. Il se leva rapidement et dit à mi-voix, le souffle court, « Écoute, Grégory, tu sais que je t'aimais et que je n'aurais pas souhaité de meilleurs amis pour ma sœur, mais ce qui s'est passé est horrible, effrayant à imaginer. — Pourquoi effrayant ? demanda Vassith d'une voix qui trembla. Ce qui serait effrayant, c'est que nous ayons mal agi, mais enfin, ce n'est pas le cas. Écoute, Grégory, tu sais que je n'ai pas de préjugés, mais pardonne-moi d'être effrayant, à mon avis, mais vous vous êtes conduits tous les deux comme des égoïstes. Naturellement, je ne le dis pas à Zina, ce ne lui fera de la peine, mais toi, tu dois le savoir, notre mère souffre au-delà de ce qu'on peut décrire. — Oui, c'est triste, soupira Vassith, nous l'avions prévu, pétrocheur, mais que pouvons-nous faire ? C'est un acte chagrin, quelque. Cela ne veut pas encore dire qu'il soit mauvais. On n'y peut rien. Toute démarche importante chagrinera toujours quelqu'un. Si tu étais allé lutter pour la liberté, cela aussi aurait fait souffrir ta mère. On n'y peut rien. Celui qui met au-dessus de tout la tranquillité de ses proches doit renoncer complètement à tout idéal. Dehors, un éclair brilla, et son éclat sembla modifier le contour des pensées de Vassith. Il s'assit près de Piotr et commença à lui parler de toute autre chose. — Pétrocheur, je suis en vénération devant ta sœur. Quand j'allais chez toi, j'avais chaque fois le sentiment d'aller en pèlerinage, et je considérais vraiment Zina comme une icône. Maintenant, ma vénération croît de jour en jour. Elle est pour moi supérieure à une épouse légitime. Supérieure. Vassith fit un geste des bras. Pour moi, elle est sacrée. Depuis qu'elle vit dans cette maison, j'entre chez moi comme dans un temple. C'est une femme rare, extraordinaire, infiniment noble. — Et voilà la rengaine qui commence, pensa Piotr. Que le mot « femme » avait choqué. — Pourquoi ne vous mariez-vous pas pour de bon ? demanda-t-il. Combien ta femme veut-elle pour un divorce ? — Soixante-quinze mille. — Elle ne va pas de ma morte, mais, en marchandant, elle ne baissera pas dans Kopeck. — C'est une femme atroce, mon vieux, soupira Vassith. Je ne t'ai jamais parlé d'elle. Cela me dégoûte d'y penser. Mais, puisque nous en parlons, je vais te dire. Je l'ai épousée dans un moment de bonté, de bon, de bonté, de point d'honneur. Veux-tu des détails ? Un chef de bataillon de mon régiment avait eu une liaison avec une jeune fille de dix-huit ans. À vrai dire, il l'avait séduite, avait vécu avec elle un mois ou deux, et l'avait retrouvée, mon vieux, dans la situation la plus atroce, retournée chez ses parents. Elle avait honte, d'ailleurs, il ne l'aurait pas reçue, son amant l'avait abandonnée. Restait, quoi ? Les casernes ? Les sevendres ? Les camarades du régiment étaient indignés, pas des saints eux-mêmes, mais la saloperie était trop évidente. D'ailleurs, ce chef de bataillon, tout le régiment le vomissait, et pour lui faire une crasse, tu comprends, tous les aspirants et les sous-lieutenants, indignés, ont organisé une souscription pour l'infortunée jeune fille. Alors, quand nous autres, les officiers subalternes, nous nous sommes réunis et que chacun a commencé à cracher, et puis cinq, puis dix roubles, ma tête s'est soudain enflammée. L'atmosphère appelait l'exploit, je me suis précipité chez la jeune fille, vers elle, et en un terme ardent, je lui exprimais l'intérêt que je prenais à elle, et tandis que je marchais vers elle, et qu'ensuite je lui parlais, je l'aimais ardemment. En tant qu'humilié et offensé. Oui bon, le résultat, c'est qu'une semaine plus tard, je lui ai demandé sa main. Le commandement et les camarades ont trouvé qu'un tel mariage n'était pas conciliable avec la dignité d'officier. Cela m'a enflammé encore plus, j'ai écrit une longue épite, tu comprends, où je démontrais que ma façon d'agir devait être inscrite en termes d'or dans l'histoire du régiment, et tout ça. J'ai envoyé la lettre au chef de corps, et des copies aux camarades, évidemment, j'étais remonté, et je m'étais exprimé assez rondement, on m'a prié de quitter le régiment. J'ai le brouillon caché quelque part, un jour, je te le donnerai à lire, c'est écrit avec éhévation, tu verras, quel moment de pureté, de clarté, j'ai vécu. J'ai donné ma démission, et je suis arrivé ici avec ma femme, mon père avait laissé quelques petites dettes, moi je n'avais pas d'argent, et ma femme, dès le premier jour, s'est fait des amis, a commencé à parader, et à jouer aux cartes, si bien que j'ai été obligé d'hypothéquer la propriété, elle menait, tu comprends, une vie déshonnête et de tous mes voisins, tu es le seul à n'avoir pas été son amant. Deux ans après, je lui ai donné un délit, tout ce que je possédais à l'époque, et elle est partie pour la vie, oui. Maintenant encore, je lui verse 1 200 roubles par an, à trois, une femme. Il existe mon vieux, un moucheron, qui dépose sa larve sur le dos d'une araignée, de manière qu'elle ne peut d'aucune façon s'en débarrasser. La larve colle à l'araignée, et suce le sang de son cœur. C'est comme ça, cette femme se coller à moi, et boit le sang de mon cœur. Elle me hait, et me méprise, pour avoir fait cette bêtise, avoir épousé une femme comme elle. Ma générosité lui semble pitoyable, un malin, dit-elle, m'a quitté, et un imbécile m'a recueilli. D'après elle, seul un idiot minable aurait agi comme moi. Pour moi, mon vieux, c'est une souffrance insupportable. De toute manière, mon vieux, je te le dis, entre parenthèses, le destin me plie, il me plie en arceaux. Piotr écoutait Vlasic, et se demandait, consterné, comment un homme pareil avait pu plaire à Vina. Pas jeune, il avait quarante et un ans, maigre, décharné, la patrine étroite et le nez long, la barbe grisonnante, bourdonnant au lieu de parler, le sourire maladif et en parlant des gestes disgracieux des bras. Ni santé, ni manière élégante et virile, ni allure, ni gaieté, rien de l'apparence que de terne et d'indéterminé. Aucun goût dans la façon de s'habiller, un mobilier sinistre, aucun intérêt pour la poésie ou la peinture sous prétexte qu'elle ne corresponde pas aux besoins de l'époque, c'est-à-dire qu'il n'y comprend rien. Pas de sensibilité pour la musique, compropriétaire zéro, la propriété complètement désorganisée, hypothéquée. Deuxième hypothèque de douze pour cent et une dizaine de milliers de dettes sur billets à Hort, au moment de payer les intérêts ou d'envoyer de l'argent à sa femme et emprunter à n'importe qui. Comme s'il avait eu le feu chez lui et cependant comme éperdu, il vendait cinq roubles toute sa réserve de fagots pour l'hiver, ou trois roubles une meule de paille, et ensuite il alimentait ses poêles avec des trilles du jardin ou les vieux châssis des cerfs. Cet arbre qui était infesté de cochons dans ses bois à peine plantés se promenait les bestiaux des paysans. Quant aux vieux arbres, il n'en avait pas de moins en moins chaque hiver, mais dans son potager et son jardin traînaient des bois de ruche et des seaux rouillés. Pas de talent, aucun don, même pas la capacité de vivre comme les gens normaux dans la vie pratique car c'était un homme naïf, faible, qu'il était facile de tromper, d'exploiter et que les paysans n'avaient pas tort de trouver un peu simple. C'était un libéral. Libéral dans ce contexte signifie le contraire de conservateur et suppose des sympathies révolutionnaires. C'était un libéral et dans le canton il passait pour révolutionnaire, mais même cela chez lui dégageait l'ennui. Libre penseur, il n'était ni original ni enflammé, il s'indignait, il se courroussait, il se rejouissait toujours sur le même ton, sans éloquence, mollement, jusque dans les moments de grande exaltation, il ne relevait pas la tête et restait voûté. Le plus ennuyeux, même ses idées bonnes et honnêtes, il s'arrangeait pour les rendre banales et arriérées en les exprimant. On avait l'impression de ressasser et de déjà-vu depuis longtemps, quand il se mettait à perorer avec lenteur l'air pénétré sur les moments de vertu et de la clarté et sur les meilleures années de la vie, ou quand il s'enthousiasmait pour la jeunesse qui a toujours formé et forme encore l'avant-garde de la société, ou quand il reproche aux russes de porter une robe de chambre à trente ans et d'oublier les enseignements de leur alma mater. Si on passait la nuit chez lui, il mettait sur votre table de chevet Pizarev ou Darwin. Si on lui disait qu'on les avait déjà lus, il revenait pour vous apporter Dobrolyubov. Dobrolyubov, Pizarev, sont des penseurs russes du XIXe siècle de tendance révolutionnaire. Dans le district, cela passait pour du libertinage. Beaucoup tenaient ce libertinage pour une excentricité innocente qui ne faisait de mal à personne. Pourtant, cela l'avait rendu profondément malheureux. C'était justement cette larve dont il venait de parler qui s'était soudée à lui en profondeur et suçait le centre de son cœur. Dans le passé, un mariage étrange, dans le goût de Dostoevsky, de longues lettres avec leur copie écrite d'une main d'écriture peu lisible, mais pleine d'émotions, des malentendus, des explications, des déceptions infinies, puis des dettes, une seconde hypothèque, la pension de la femme, des emprunts tous les mois, et tout cela ne profitant à personne, ni soi ni autrui. Aujourd'hui, comme jadis, un errissement continue. La recherche de l'exploit est le nez fourré dans les affaires des autres. Comme jadis, à la moindre occasion, de longues lettres recopiées, des conversations épuisantes convenues sur la communauté ou le relèvement de l'artisanat ou l'instauration de fromageries, de conservatoires, de conversations toutes semblables, comme si elles sortaient non d'une serviette vivante, mais d'une machine. Et enfin, ce scandale avec Zina, dont on ne savait pas encore comment il finirait. Et cependant, Zina, la sœur de Piotr, était jeune, elle n'avait que vingt-deux ans. Elle était belle, gracieuse, gaie, elle aimait rire, bavarder, se disputer, elle adorait la musique, elle s'y connaissait en élégance, en livre, en mobilier de qualité. Chez elle, elle n'aurait pas supporté un réduit comme celui-ci, sentant les bottes et la vodka à bon marché. Elle aussi était libérale, mais dans son libéralisme, on sentait un trop-plein de force, l'orgueil d'une fille jeune, forte, audacieuse, le désir passionné de l'emporter sur les autres en qualité et en originalité. Comment avait-il pu se faire qu'elle aimât Vlasic ? Lui, c'est un donquichotte, un fanatique têtu, un maniaque, pensait Piotr. Elle est aussi molle, faible, accommodante que moi. Elle l'aime, mais est-ce que moi aussi je ne l'aime pas malgré tout ? Piotr tenait Vlasic pour un homme bon, honnête, mais étroit, ne voyant qu'un côté des choses. Dans ses émotions et dans ses souffrances dans toute sa vie, Piotr ne reconnaissait d'objectifs élevés ni rapprochés ni lointains, il ne voyait que l'ennui et l'incapacité de vivre. Le sens du sacrifice de Vlasic, ce qu'il appelait exploit ou généreux élan, ne lui apparaissait que comme une dépense inutile d'énergie, une stérile fusillade à blanc consommant beaucoup de poudre. Que Vlasic, cru comme un fanatique à l'honnêteté incomparable à l'infaillibilité de ses propres pensées, semblait naïf et même pathologique à Piotr, et il ne comprenait pas du tout que, durant toute sa vie, Vlasic se fût arrangé pour mélanger l'insignifiant et le noble, qu'il se fût marié sottement et y vide un exploit, qu'il y eut ensuite des liaisons avec des femmes et y vit le triomphe d'un quelconque idéal. Et pourtant il aimait Vlasic, il sentait en lui la présence d'une certaine force et ne trouvait jamais le courage de le contredire. Vlasic s'assit tout près pour une conversation confidentielle, étouffée par la pluie, dans l'obscurité, et il avait déjà tout sauté pour raconter une longue histoire comme celle de son mariage, mais Piotr ne pouvait supporter de l'entendre, il était tourmenté par la pensée qu'il allait bientôt voir sa sœur. — Oui, tu n'as pas eu de chance dans la vie, dit-il avec douceur, mais excuse-moi, nous nous sommes écartés de l'essentiel, ce n'est pas de cela que nous parlons. — Eh oui, en effet, revenons donc à l'essentiel, dit Vlasic en se levant. — Je te le dis, Pétroucha, notre conscience est pure, nous ne sommes pas mariés religieusement, mais notre union est pleinement légitime, ce n'est pas à moi de te le demander et tu n'as pas besoin qu'on te le démontre, tu penses aussi librement que moi et, grâce à Dieu, nous n'allons pas nous contredire à ce propos quant à notre avenir et qu'il ne trèferait pas. Je travaillerai, je sucerai le sang, je ne dormirai pas la nuit, bref, j'appliquerai tous mes efforts à assurer le bonheur de Zina pour qu'elle ait une vie superbe. Tu vas me demander si j'en serais capable, je le serai, mon vieux. Quand un homme pense à chaque instant à la même chose, il n'a aucun mal à atteindre ce qu'il souhaite. Allons voir Zina, faisons-lui cette joie. Le cœur de Piotr battit plus fort, il se leva et suivit Vlasic dans le vestibule et Delas dans le grand salon, local énorme et sinistre, où on ne voyait qu'un piano et qu'un long aliment de chaises anciennes ornées de bronze sur lesquelles personne ne s'asseyait jamais. Sur le piano, une bougie. Du grand salon, on passa sans mot dire dans la salle à manger aussi spacieuse, aussi peu intime. Au milieu de la pièce, une table ronde en deux moitiés sur six gros pieds avec une seule bougie. Une pendue dans une grande armoire d'acajou qui semblait faite pour contenir des icônes indiquaient deux heures et demie. Vlasic ouvrit la porte de la pièce suivante et dit « Ma petite Zina, nous avons notre cher Piotr avec nous ». Des pas précipités se firent entendre aussitôt et Zina entra dans la salle à manger, grande, forte et très pâle, telle que Piotr l'avait vue pour la dernière fois à la maison, avec une jupe noire, un corsage rouge et une grande boucle de ceinture. D'un bras, elle enlaça son frère et le baisa à la tempe. « Quel orage ! » dit-elle. Grigory était je ne sais où et je suis resté tout seul dans la maison. Elle n'était pas embarrassée et elle regardait son frère avec sincérité et candeur comme à la maison. A le regarder, Piotr lui-même cessa d'éprouver de l'embarras. « Mais tu n'as pas peur de l'orage ? » dit-il en s'attamblant. « Oui, seulement ici les pièces sont immenses. La maison est vieille et elle résonne quand il y a du tonnerre, comme un buffet plein de vaisselle. » Mais continua-t-elle en s'asseyant en face de son frère. « C'est une bicoque charmante, dans chaque pièce un souvenir agréable. Ma chambre, figure-toi, c'est là que la grand-mère de Grigory s'est brûlée la cervelle. Si j'ai de l'argent en août, je mettrai le pavillon du jardin en état. » dit Flacide. « Partant d'orage, je ne sais pas pourquoi, on repense au grand-père » poursuivit Zina. Quant à cette salle à manger, on y a fouetté je ne sais quel domestique à mort. « C'est un fait authentique » confirma Blasich en regardant Piotr avec des grands yeux. Dans les années 40, cette propriété avait été louée par un Français, un certain Olivier. Le portrait de sa fille traînait encore aux greniers, ravissante. Cet Olivier, d'après ce que me racontait mon père, méprisait les Russes pour leur ignorance et les humiliait cruellement. Par exemple, il exigeait que le prêtre enleva son chapeau, un demi-vers avant de passer devant le château, et qu'on sonne les cloches à l'aiguise quand la famille Olivier traversait le village. Avec les serfs et tous les humbles, il faisait encore moins de manière naturellement. Un jour, un des fils les plus dévots de la Russie vagabonde, un personnage dans le genre du séminariste Coma Brut de Gogol, cheminait sur notre route. Il demanda de passer la nuit. Il plaît aux commis qui le gardent au bureau. Il y a beaucoup de variantes. Des uns disent que le séminariste prêchait la révolte aux paysans, les autres que la fille d'Olivier s'était éprise de lui. Je ne sais pas ce qui est vrai, mais un beau soir, Olivier le fit venir ici, l'interrogea et puis le fit fouetter. Tu comprends ? Il était assis à cette table et buvait vaillamment, tandis que les pâles freignaient, fouettaient le séminariste. Sans doute était-ce ça pour lui donner la question, mais vers le matin, il était mort de son supplice. On a caché son corps quelque part. On dit qu'il aura été jeté dans les temps de Golgothvitch. Il y a eu une enquête, mais le Français a glissé quelques milliers de roubles où il fallait et il est reparti pour l'Alsace. Mon père se rappelait fort bien Olivier et sa fille. Il disait qu'elle était extraordinairement belle et en outre excentrique. Moi, je pense que le séminariste excitait les paysans et qu'il a séduit la fille l'un et l'autre. Je n'étais peut-être même pas un séminariste, mais un voyageur incognito. Zina était pensive. L'histoire du séminariste et de la belle Française semblait avoir emporté son imagination au loin. D'apparence, Piotr ne la trouva pas du tout changée depuis la dernière semaine, sinon qu'elle était un peu plus pâle. Elle avait l'expression calme et ordinaire, comme si elle était venue en visite chez Vlasic avec son frère. Mais Piotr sentait que c'était en lui qu'il y avait eu une transformation. En effet, auparavant, quand elle vivait à la maison, il pouvait lui parler absolument de tout et maintenant, il ne trouvait pas la force de lui poser une question simple. « Comment te sens-tu ici ? » Cette question semblait maladroite et inutile. Sans doute une transformation parallèle avait eu lieu en elle. Elle ne s'empressait pas de parler ni de leur mère, ni de la maison, ni de la liaison avec Vlasic. Elle ne s'excusait pas, ne disait pas que le mariage civil est supérieur au religieux, ne se troublait pas, s'intéressait tranquillement à l'histoire d'Olivier. « Et pourquoi s'était-on mis soudain à parler d'Olivier ? » « Vous avez tous les deux les épaules trempées de pluie ! » disit Nina avec un sourire heureux. Elle était touchée de cette petite ressemblance entre son frère et Vlasic. Alors Piotr sentit toute l'amertume et l'horreur de sa position. Il se rappela la maison, sa maison désespérée, le piano fermé, la chambre cyclaire de Zina où personne n'entrait plus. Il songea que les allées du jardin ne portaient plus les traces de ses petits pieds et qu'avant l'été du soir, personne ne partait plus avec de grands rires pour aller se baigner. Ce à quoi il s'attacha de plus en plus depuis sa tendre enfance, ce qu'il avait aimé évoquer quand il se trouvait jadis dans une salle de classe étouffante ou un amphithéâtre. La limpidité, la pureté, la joie, tout ce qui remplissait la maison de vie et de lumière était parti sans retour, avait disparu et s'était mêlé à l'histoire grossière d'un commandement de bataillon, d'un aspirant au grand-coeur, d'une fille débauchée, d'un grand-père suicidé, commença à parler de leur mère ou s'imaginait que le passé pouvait renaître. C'était nier l'évidence. Les yeux de Piotr s'empirent de larmes et sa main, posée sur la table, se mit à trembler Zina, devinant à quoi il pensait. Ses yeux en elle rougirent et brillèrent aussi. — Grégory, viens d'ici, dit-elle à Vlasic. Ils s'approchèrent de la fenêtre et se mirent à chuchoter. À la manière dont Vlasic se pencha vers elle et dont elle le regarda, Piotr comprit une fois de plus que tout était irréparablement terminé et qu'il ne fallait parler de rien. Zina sortit. — C'est comme ça, vieux frère, dit Vlasic après un silence, se frottant les mains et souriant. Tout à l'heure, j'ai parlé de bonheur à propos de notre vie, mais c'était, pour ainsi dire, par égard pour les nécessités littéraires. À la vérité, nous n'avons pas encore éprouvé de bonheur. Zina ne cessait de penser à toi, à votre mère, et de souffrir. À force de la regarder, je souffre aussi. C'est une nature libre, audacieuse, mais quand on n'est pas habitué, tu sais, c'est dur. Et puis, elle est jeune. Les domestiques l'appellent mademoiselle. On peut dire que c'est un détail, mais ça la chipote. C'est comme ça, vieux frère. Zina porta une pleine assiettée de fraises. Elle était suivie d'une petite femme de chambre, à l'air humble et avérée, qui mit sur la table une cruche de lait et saluait à très bas. Elle avait, comme le mobilier à l'ancienne, quelque chose de pétrifié, d'ennuyeux. On n'entendait plus la pluie, Piotr mangeait des fraises, la situe Zina le regarde en silence. Le moment de la discussion inutile mais inévitable approchait, et ils en éprouvaient, tous les trois, la pesanteur. Les yeux de Piotr s'emplirent de nouveau de larmes. Il repoussa son assiette et dit qu'il était temps pour lui de rentrer, sinon il serait tard et il pourrait pleuvoir de nouveau. L'instant était arrivé où, par correction, Zina devait parler de la maisonnée et de sa nouvelle vie. — Comment ça se passe-t-il chez nous ? demanda-t-elle activement, tandis que son visage blême se mettait à tromper. — Maman, comment va-t-elle ? — Maman, tu la connais ? répondit Piotr sans la regarder. — Mon petit Piotr, tu as longtemps réfléchi à ce qui est arrivé ? proféra-t-elle en prenant son frère par la manche, si bien qu'il comprit ce qu'il lui en coûtait de parler. — Tu as longtemps réfléchi, dis-moi, peut-on compter que maman acceptera un jour Grégory et, en général, cette situation ? Elle se tenait près de son frère, visage contre visage, et il s'étonna de la trouver si belle et de ne pas la voir en quelque sorte remarquée plus tôt que sa sœur, qui ressemblait de visage à leur mère, sa sœur, dorlotée, élégante, vécue chez Vlasic et avec Vlasic, planquée d'une femme, de chambre, à huries, et d'une table, à six pieds, dans une maison où on avait fouetté un homme à mort, qu'elle ne rentra pas maintenant avec lui à la maison, mais reste accouchée ici. Cela lui parut d'une absurdité invraisemblable. — Maman, tu la connais ? dit-il, sans réponse à la question. — Il me semble qu'il faudrait montrer des égards, trouver quelque chose, lui demander pardon, par exemple. — Mais demander pardon, c'est faire semblant d'avoir mal agi, pour calmer maman. — Je veux bien mentir, mais cela n'aboutira à rien. Je la connais, maman. — Bon, arrive ce qui pourra, dit-il, plus gaie, parce que les choses les plus déplaisantes avaient déjà été dites. Nous attendrons cinq, dix ans. Nous serons patients, après, à la grâce de Dieu. Elle prit son frère sous le bras, et lorsqu'ils passèrent par le vestibule obscur, elle se serra contre son épaule. On arriva sur le perron, puis l'autre fit ses adieux, monta à cheval et s'éloigna au pas. Zina et Vlasic lui firent un bout de conduite. Il faisait silencieux et doux. L'odeur des foins était merveilleuse. Au ciel, entre les nuages, les étoiles brillaient intensément. Le vieux jardin de Vlasic, qui, de cent ans, avait vu tant d'histoires affligeantes, dormait en mitouffée de ténèbres, et, sans savoir pourquoi, on avait le cœur gros en le traversant. Cet après-midi, Zina et moi, nous avons vécu quelques minutes véritablement lumineuses d'Ivlasic. Je lui ai lu à haute voix un article sur la question des transferts de population. Dis-le, mon vieux, pour toi, c'est indispensable. L'article est remarquable par son honnêteté. Je n'ai pas pu résister. J'ai écrit une lettre à l'auteur, au bon soin de la rédaction, une seule ligne. Je vous remercie et je sers votre noble main. Piotr a eu envie de dire, je t'en supplie, ne te mêle pas de ceux qui ne te regardent pas. Mais il garda le silence. Vlasic marchait près de l'étrier droit, Zina près du gauche. Il semblait avoir oublié qu'il fallait rentrer, et pourtant il faisait émise et on approchait du bosquet de Koltovitch. Piotr sentait qu'il attendait quelque chose de lui, sans savoir quoi, et il ressentit pour eux une invincible pitié. Maintenant qu'il marchait près de son cheval, l'air soumis et pensif, il était profondément persuadé qu'ils étaient malheureux et ne pouvaient être heureux, et leur amour lui apparaissait comme une erreur affligeante et irrémédiable. Cette pitié et la conscience de ne pouvoir les aider en rien le plongèrent dans l'état de ramollissement moral où, pour se débarrasser d'une compassion pénible, il était prêt à toutes sortes de sacrifices. — Je vais venir à coucher chez vous de temps en temps, dit-il, mais cela ressemblait à une concession, et ne le satisfit pas. Quand il s'arrêta près du bosquet de Koltovitch pour prendre congé, il se pencha vers Zina et lui toucha l'épaule et dit, — Zina, tu as raison, j'ai bien agi, et pour n'en pas dire plus et ne pas fondre en larmes, il frappa son cheval et s'éloigna en galop dans le bosquet. Comme il la pénétrait dans les ténèbres, il se tourna à Evie, là-ci Zina rentrait le long du chemin, lui marchant à grands pas, elle sautillant précipitamment à côté de lui, tous deux parlés avec animation. — Je suis une vieille lavette, songea Piotr, j'étais venu régler la question et je l'ai encore plus embrouillé. Eh bien, c'est comme ça ! Il avait le cœur lourd. Au sortir du bosquet, il mit son cheval au pas et l'arrêta près de l'étang. Il avait envie de rester immobile et de réfléchir. La lune se levait et se réflétait comme un poteau rouge à l'autre bout de l'étang. Au loin, le tonnerre tonnait sourdement. Piotr regardait l'eau s'encligner des yeux et imaginait le désespoir de sa sœur, sa pâleur souffrante et les yeux secs avec lesquels elle cachait au monde son humiliation. Il imagina enceinte la mort de leur mère, les oeufs secs, l'horreur de Zina. La vieille femme, fière et superstitieuse, refuserait toute autre fin que la mort. D'effrayantes visions de l'avenir lui apparaissaient sur l'eau sombre et lissée. Parmi deux pâles silhouettes de femmes, il se voyait lui-même, puis il anime, faible, l'air coupable. À cent pas, sur la rive droite de l'étang, se dressait un objet sombre immobile, un homme ou une haute souche. Piotr se rappela le séminariste tué et jeté dans cet étang. Olivier a agi de manière inhumaine, mais d'une manière ou d'une autre, il a résolu la question, tandis que moi, je n'ai rien résolu, je n'ai fait que tout embrouiller, pensa-t-il. Regardant attentivement la forme obscure qui ressemblait à un fantôme, lui disait et faisait ce qu'il pensait, tandis que moi, je dis et je fais autre chose que ce que je pense. Je ne sais même pas avec certitude ce que je pense dans le fond. Il s'approcha de la forme oscure, c'était un vieux poteau, à moitié pourri, seul resté de quelques pâtisses. Du bosquet et de la propriété de Koltovitch, verre de forves et fûves de muguet, d'herbe à miel, Piotr a chevauché au bord de l'étang, regardait l'eau tristement, et se rappelant sa vie, constatait que, jusqu'à maintenant, il avait dit et fait autre chose que ce qu'il pensait, qu'on l'avait payé de retour, et que, pour cette raison, la vie toute entière lui apparaissait aussi sombre que cette eau où se réfectait le ciel nocturne et des algues emmêlées, et il lui semblait que c'était irréparable. Sous-titres réalisés para la communauté d'Amara.org Abonnez-vous ! Merveilleux ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Abonnez-vous !