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Le Nez de Nicolas GOGOL Les Nouvelles de Pétersbourg

Le Nez de Nicolas GOGOL Les Nouvelles de Pétersbourg

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Nouvelle de Nicolas GOGOL intitulée Le Nez.

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On a strange day in St. Petersburg, the barber Ivan Yakolevitch finds a nose in a freshly-baked bread. He realizes that it belongs to Mr. Kovalevov, his client. Ivan Yakolevitch panics and tries to get rid of the nose, but keeps encountering people he knows. Meanwhile, Mr. Kovalevov wakes up and discovers that his nose is missing. He goes to the police, and the story ends with both characters in a state of confusion. Nouvelle de Pétersbourg Nicolas Gaugol Nouvelle intitulée Le Nez Ce jour-là, 25 mars dernier, Pétersbourg fut le théâtre d'une aventure des plus étranges. Le barbier Ivan Yakolevitch, domicilier avenu de l'Ascension, son nom de famille est perdu et son enseigne ne porte que l'inscription « On pratique aussi les saignées » au-dessous d'un monsieur à la joue barbouillé de savon. Le barbier Ivan Yakolevitch se réveilla d'assez bonheur et perçut une odeur de pain chaud. S'étant mis sur son séant, il vit que son épouse, personne plutôt respectable et qui prisait fort le café, défournait des pains tout frais cuits. « Aujourd'hui, presque aux villes aussi pauvres, je ne prendrai pas de café, déclara Ivan Yakolevitch, je préfère grignoter un bon pain chaud avec de la ciboule. » A la vérité, Ivan Yakolevitch aurait bien voulu pain et café, mais il jugeait impossible de demander les deux choses à la fois, presque aux villes aussi pauvres n'a ne tolérant pas de semblables caprices. « Tant mieux, se dit la respectable épouse en jetant un pain sur la table, que mon nid d'ego s'empiffre de pain, il me restera davantage de café. » Respectueux des convenances, Ivan Yakolevitch passa son habit par-dessus sa chemise et se mit en devoir de déjeuner. Il posa devant lui une pincée de sel, nettoya deux oignons, prit son couteau et, lamine grave, coupa son pain en deux. Il aperçut alors, à sa grande surprise, un objet blanchâtre au beau milieu. Il le tâta précautionneusement du couteau, le palpa du doigt. « Qu'est-ce que cela peut bien être ? » se dit-il en éprouvant de la résistance. Il fourra alors ses doigts dans le pain et en retira un nez. Les bras lui en tombèrent, il se frotta les yeux, palpa l'objet de nouveau, un nez, c'était bien un nez, et même, semblait-il, un nez de connaissance. L'effroi se peignait sur les traits d'Ivan Yakolevitch, mais cet effroi n'était rien comparé à l'indignation qui s'empara de sa respectable épouse. « As-tu bien pu couper ce nez, bougre d'animal ! » s'exclama-t-elle, « ivrogne, filou, coquin ! Je n'allais de ce pas te dénoncer à la police, brigand que tu es ! J'ai déjà entendu dire à trois personnes qu'en leur faisant la barbe, tu tirailles le nez des gens et l'as leur arraché. » Cependant, Ivan Yakolevitch était plus mort que vif. Il venait de reconnaître le nez de M. Kovalevov, assesseur de collège, qu'il avait l'honneur de raser le mercredi et le dimanche. « Minute ! » prascovit Osipovna, « je m'en vais l'envelopper dans un chiffon et le poser dans ce coin. En attendant, je l'emporterai plus tard. » « Il ne manquait plus que ceux-là ! Crois-tu par hasard que je vais garder ici un nez coupé, espèce de vieux couton ? Tu ne sais plus que repasser ton raseur, tu ne seras bientôt plus capable de raser les gens comme il faut ! Ah, le maudit coureur ! Ah, la brute ! Ah, le malappris ! Il faudra encore que je réponde pour lui à la police ! Emporte-le tout de suite, saligo ! Emporte-le où tu voudras, et que je n'entende plus parler ! » Ivan Yakovlevich demeurait pétrifié de surprise. Il avait beau réfléchir, il ne savait que penser. « Comment diantre cela est-il arrivé ? » proféra-t-il enfin en se grattant derrière l'oreille. « Étais-je plein quand je suis rentré hier soir ? Je ne m'en souviens plus. Et puis, vraiment, l'aventure tient de l'invraisemblable. Qu'est-ce que ce nez est venu faire dans ce pain ? Non, je ne comprends goutte. » Ivan Yakovlevich se tut, à la pensée que les gens de police pourraient le trouver en possession de ce nez et l'accuser d'un crime. Il perdit définitivement ses esprits. Il crut voir apparaître une épée, un collier rouge vif brodé d'argent, et se prit à trembler de tout le corps. Enfin, il enfila son pantalon et ses bottes, enveloppa le nez dans un chiffon et se précipita dehors accompagné des imprécations de Praskovit, aussi pauvre. Il avait l'intention de jeter son paquet dans un trou de borne sous quelques portails ou de le laisser choir, comme par hasard, au coin d'une venelle. Par malheur, il se heurtait sans cesse à des personnes de connaissance, qui lui demandaient dès l'abord « Où cours-tu comme ça ? » ou bien « Qui t'en vas-tu barbifer de si bonheur ? » Il ne parvenait pas à saisir l'instant propice. Une fois, pourtant, il crut s'être débarrassé de son paquet, mais un garde de ville lui désigna du bout de sa albarde en disant « Hé, là-bas, le particulier, il faudrait voir à relever ça ! » Force eut bien à Ivan Yakolevitch de ramasser le nez et de le fourrer dans sa poche. Le désespoir le gagnait, car les boutiques s'ouvraient et les passants se faisaient de plus en plus nombreux. Il décida de gagner le pont Saint Isaac, dans l'espoir de jeter à la Neva son encombrant fardeau. Mais je me repent de n'avoir donné aucun détail sur Ivan Yakolevitch, personnage fort honorable sous beaucoup de rapports. Comme tout artisan russe qui se respecte, Ivan Yakolevitch était un ivrogne fiéfé, et bien qu'il rasa tous les jours le menton d'autrui, le sien demeurait éternellement broussailleux. La couleur de son habit, Ivan Yakolevitch ne portait jamais de surtout rappelé celle des chevaux rouen. A vrai dire, cet habit était noir, mais entièrement pommelé de taches grises et brunâtres. Le col luisait, trois bouts de fil pendaient à la place des boutons absents. Quand il se confiait aux soins de notre barbier, l'assesseur de collège, Kovalev, avait coutume de lui dire, — S'appristit, Ivan Yakolevitch, que tes mains sentent mauvais. — Pourquoi voulez-vous qu'elles sentent mauvais ? répliquait Ivan Yakolevitch. — Je n'en sais rien, mon cher, toujours est-il qu'elles puent, rétorquait l'assesseur de collège. Alors Ivan Yakolevitch prenait une prise et, pour se venger, savonnait impitoyablement les joues, le nez, le cou, les oreilles, toutes les parties du patient que son blaireau pouvait atteindre. Cependant, ce respectable citoyen avait déjà gagné le pont Saint-Isaac. Il commençait par inspecter les alentours, puis il se pencha sur le parapet, comme pour voir s'il y avait toujours beaucoup de poissons, et se débarrassa discrètement du chiffon fatal. Aussitôt, Ivan Yakolevitch se crut délivré d'un poids de cent livres, il esquissa même un sourire. Au lieu d'aller rafraîchir des mentons de bureaucrate, il résolut d'aller prendre un verre de ponche dans un établissement dont l'enseigne indiquait « ici l'on sert du thé et à manger ». Il y portait déjà ses pas quand, soudain, il aperçut au bout du pont un exemple de police à l'extérieur imposant, large favori, tricorne, épée aux côtés. Il perdit contenance, tandis que l'exemple appelait du doigt et disait « Approche, mon brave ! » Ivan Yakolevitch, qui connaissait les usages, retira sa casquette et a couru à pas rapides. « Je souhaite le bonjour à votre seigneurie. — Laisse-la, ma seigneurie, et dis-moi plutôt ce que tu faisais sur le pont. — Par ma foi, monsieur, en allant raser mes pratiques, je me suis arrêté pour voir comme l'eau coule vite. — Ne m'en compte pas, réponds-moi franchement. — Je suis prête à raser gratis, votre grâce, deux ou trois fois par semaine. — Prêve de sornettes, l'ami, j'ai déjà trois de tes pareils qui s'estiment fort honorés de me barbifier. — Voyons, dis-moi ce que tu faisais sur le pont. — Ivan Yakolevitch pallie, mais la suite de l'aventure se perd dans un brouillard si épais que personne n'a jamais pu le percer. Chapitre 2 L'assesseur de collège, Kovaliov, se réveilla d'assez bonne heure en murmurant, suivant une habitude qu'il aurait été bien en peine d'expliquer. Il s'étira et se fit donner un miroir dans l'intention d'examiner un petit bouton qui, la veille au soir, lui avait poussé sur le nez. A son immense stupéfaction, il s'aperçut que la place que son nez devait occuper ne présentait plus qu'une surface lisse. Tout alarmé, Kovaliov se fit apporter de l'eau et se frotta les yeux avec un essuie-main. Le nez avait bel et bien disparu. Il se palpa, se pinça même pour se convaincre qu'il ne dormait point, mais non, il paraissait bien éveillé. Kovaliov sauta au bas du lit, s'ébroua, toujours pas de nez. Il s'habilla, s'éhancenant et se rendit tout droit chez le maître de police. Il me paraît nécessaire de dire quelques mots de Kovaliov afin que le lecteur sache à quel genre d'individu ce personnage appartenait. Les assesseurs de collège à qui les parchemins universitaires confèrent de droit ce titre ne sauraient se comparer à ceux qui l'ont obtenu au Caucase. Ce sont deux catégories bien différentes. Les premiers, mais la Russie est un pays si étrange que, si l'on parle d'un assesseur de collège, tous les autres, de Riga au Kamtschapka, croiront qu'il s'agit d'eux. Et on va de même pour tous les autres grades. Kovaliov était assesseur de collège caucasien, comme il l'était depuis à peine deux ans. Kovaliov s'en montrait encore très fier. Même pour se donner plus de poids, il se faisait toujours appeler « monsieur le major ». « Écoutez, ma brave femme », avait-il accoutumé de dire quand une vendeuse de plastrons de chemise lui offrait ses services, « écoute, ma bonne, viens me trouver chez moi, j'habite Avenue des Jardins, tu n'auras qu'à demander le logis du major Kovaliov, tout le monde te l'indiquera. » Si d'aventure il rencontrait parmi ses vendeuses un joli minois, il lui passait en outre des instructions secrètes, en ayant soin d'ajouter « tu n'oublieras pas, mon petit cœur, de demander le logis du major Kovaliov ». « Nous ferons comme lui, et dorénavant nous donnerons du major à cet assesseur de collège. » Le major Kovaliov avait l'habitude d'aller faire les 100 pas sur la perspective. Son col et son plastron étaient toujours admirablement empesés. Il portait des favoris, comme en portent encore aujourd'hui les géomètres, les architectes, les médecins-majors, d'autres personnes encore, exerçant les fonctions les plus diverses, en général tous les individus qui étalent des joues rebondies et jouent au Boston avec des extériités. Ces favoris descendent jusqu'au milieu de la joue et de là gagnent en droite ligne le nez. Le major Kovaliov portait en berloque un grand nombre de cachets en cornaline, où se trouvaient gravés soit des armoiries, soit le nom des jours, lundi, mercredi, jeudi, etc. Le major Kovaliov était venu à Pétersbourg pour y chercher quelques emplois, quelques emplois en rapport avec son grade, une charge de vice-gouverneur, voire une place d'inspecteur dans une administration importante. Le major Kovaliov eut volontiers pris femme, à condition que la dote se montât à 200 000 roubles. Le lecteur peut maintenant se figurer l'état du major quand, à la place du nez, point trop laid, il ne trouva plus qu'une bête de surface lisse. Par un fait exprès, aucun fiacre ne se montrait dans la rue. Il dut faire le chemin à pied, enveloppé dans son manteau et le visage enfoui dans son mouchoir, comme s'il saignait du nez. « Hé ! » se dit-il, « j'ai sans doute été victime d'une hallucination. Mon nez n'a pas pu se perdre sans rime ni raison. Que diable ! » Et il entra aussitôt dans un café afin de se regarder dans une glace. Le café était heureusement vide. Les garçons balayaient les salles et rangeaient les chaises. D'aucuns, les yeux bouffis de sommeil, apportaient des plateaux chargés de petits pâtés chauds. Les journaux de la veille, maculés de café, jonchaient les tables et les chaises. « Dieu merci, il n'y a personne, je vais pouvoir me regarder ! » se dit Kovaliov en s'approchant d'une glace. Mais après un timide coup d'œil, « Pouah ! l'horreur ! » murmura-t-il en crachant de dépit. S'il y avait au moins quelque chose en place de nez, mais non, rien, rien, rien. Il sortit du café en se pinçant les lèvres et, bien résolu, contre sa coutume, à n'adresser ni regard ni sourire à personne. Soudain, il s'arrêta, couvé sur place. Un événement incompréhensible se passait sous ses yeux. Un landau venait de s'arrêter devant la porte d'une maison. La portière s'ouvrit. Un personnage en uniforme sauta tout courbé de la voiture et grimpa l'escalier quatre à quatre. Quelle ne fut pas la surprise et l'effroi de Kovayov en reconnaissant dans ce personnage son propre nez ! À ce spectacle extraordinaire, il crut qu'une révolution s'était produite dans son appareil visuel. Il sentit ses jambes flageollées, mais décida pourtant d'attendre coûte que coûte le retour du personnage. Il demeura donc là, tremblant comme dans un accès de fièvre. Au bout de deux minutes, le nez réapparut. Il portait un uniforme brodé d'or, un grand col droit, un pantalon de chamois et une épée aux côtés. Son bicorne à plumes laissait inférer qu'il avait rang de conseiller d'État. Il faisait à coup sûr une tournée de visites. Il regarda de côté et d'autre, et là sa voiture est prise place et disparue. Le pauvre Kovayov, tout pantoit, ne savait que penser de cet étrange incident. Comment d'y entre son nez hier encore ? Ornement de son visage et incapable de se mouvoir, pas plus à pied qu'en voiture, portait-il aujourd'hui l'uniforme ? Il courut derrière la voiture qui, heureusement pour lui, s'arrêta bientôt devant le bazar. Kovayov s'y précipita à travers une rangée de vieilles mentiantes dont le visage entièrement enmitouflé, sauf deux ouvertures pour les yeux, provoquait d'ordinaire ses colibés. Il n'y avait pas encore grand monde. Kovayov se sentait si déprimé qu'il ne savait à quoi se résoudre. Ses yeux cherchaient le monsieur dans tous les coins. Ils le découvrirent enfin arrêtés devant une boutique. Le visage dissimulé dans son grand col droit, le nez se plongeait tout entier dans l'examen des marchandises. Comment faire pour l'aborder ? Songeait Kovayov. Tout, le bicorne, l'uniforme, indiquent le conseiller d'état. Que décider ? Il tourna autour du personnage en tout sautant, mais le nez ne bougea pas. — Monsieur, dit enfin Kovayov en sarmant de courage, monsieur, que désirez-vous ? demanda le nez en se retournant, — je suis surpris, monsieur, vous devriez, il me semble, un peu mieux connaître votre place, mais, puisque je vous retrouve, avouez que, mille pardons, je ne parviens pas à comprendre ce que vous voulez dire. Expliquez-vous. Comment lui expliquer ? Songea Kovayov qui, s'ardissant, reprit, — Evidemment, je, mais enfin, monsieur, je suis major, et je ne saurais, convenez-en, me promener sans nez. Que pareille aventure arrive à une vendeuse orange pelée du pont de l'Ascension, passe encore, mais, moi, monsieur, je suis en passe d'obtenir, et puis je suis reçu dans de nombreuses maisons. Je compte, parmi mes connaissances, madame la conseillère Tchektarviov, et bien d'autres dames. Je ne sais vraiment, excusez, monsieur, mais ici le major Kovayov osera les épaules, mais, à part les francs, si l'on envisage la chose selon les règles de l'honneur et du devoir, bref, vous conviendrez. — Je n'y comprends goutte, répéta le nez, expliquez-vous plus clairement. — Monsieur, répliqua Kovayov d'un ton fort digne, je ne sais quel sens donner à vos paroles. L'affaire est pourtant bien claire. Enfin, monsieur, n'êtes-vous pas mon propre nez ? Le nez considéra le major avec un léger froncement de sourcil. — Vous vous trompez, monsieur, je n'appartiens qu'à moi-même. D'étroites relations ne seraient d'ailleurs existées entre nous. À en juger par les boutons de votre uniforme, nous appartenons à des administrations différentes. Sur ce, le nez tourna le dos à Kovayov qui perdit contenance et ne sut plus ni que faire ni que penser. À ce moment, un agréable froufrou se fit entendre. Deux dames arrivaient, l'une d'un certain âge, couverte de dentelles, l'autre toute menue, moulée dans une robe blanche et dont le chapeau jaune paille avait la légèreté d'un soufflé. Un grand flandrin de éduques, dont le visage sornait d'énormes favoris et la livrée d'une bonne douzaine de collets, s'arrêta derrière elle et ouvrit sa tabatière. Kovayov redressa le col de Baptiste de sa chemise, mit en ordre ses cachets suspendus à une chaîne d'or et, souriant à la ronde, concentra toute son attention sur la jeune personne aérienne qui, s'inclinant un peu comme une fleur printanière, porta à son front une main blanche aux doigts diaphanes. Le sourire de Kovayov s'épanouit davantage encore quand il aperçut, sous le chapeau, un petit menton rond, d'une blancheur éclatante et une moitié de joue fraîche pareille à une rose de mai. Mais il recula aussitôt à la façon d'un homme qui se brûle. Il venait de se souvenir qu'il n'avait pas de nez. Il se retourna pour déclarer sans embâge au monsieur en uniforme qu'il usurpait le titre de conseiller d'État, qu'il n'était en réalité que son fripon de nez. Cependant, le nez avait eu déjà le temps de s'éclipser et poursuivait sans doute le cours de ses visites. Ce nouveau contre-temps plongea Kovayov dans le désespoir. Revenu sur ses pas, il s'immobilisa un instant sous la colonnade et promena ses regards de tous côtés à la recherche de son nez. Il se rappelait fort bien que son coquin portait un chapeau à plumes et un uniforme brodé d'or. Toutefois, il n'avait remarqué ni la coupe du menton, ni la couleur de la voiture, ni la robe des chevaux, ni même la livrée du valet de pied, si valet de pied il y avait. Les équipages se croisaient si nombreux et roulaient à si belle allure qu'il était difficile d'en distinguer un parmi les autres. Et d'ailleurs, comment l'arrêter ? Par cette belle journée ensoleillée, la perspective était noire de monde. Du pont de la police au pont à Nizhkov, le flot des dames s'écoulait le long du trottoir comme une cascade de fleurs. Kovayov reconnut un conseiller holique auquel il donnait volonté du lieutenant-colonel, surtout en présence d'un tiers. Il aperçut son grand ami Arishkin, chef de bureau au Sénat, qui perdait toujours lorsqu'il demandait huit au Boston. Il vit aussi de loin un autre major qui avait également décroché son grade au Caucase et lui faisait signe de venir le rejoindre. « Ça perd l'hypopète ! » moquera Kovayov en sautant dans un fiagre. « Cochez au galop ! Je suis le maître de police ! » « Monsieur le maître de police, est-il visible ? » s'écria-t-il en pénétrant dans l'antichambre de ce haut fonctionnaire. « Non, » répondit Lussier, « monsieur vient de sortir. » Il ne manquait plus que ça. « Une minute plus tôt et vous l'auriez trouvé ! » crut devoir ajouter le Suisse. Kovayov, le visage toujours enfoui dans son mouchoir, se rejetta dans son fiagre en criant d'une voix désespérée. « Marche ! » « Où cela ? » demanda le cocher. « Droit devant toi ! » « Droit devant moi ? Mais nous sommes à un carrefour, faut-il prendre à droite ou à gauche ? » Cette question contraignait Kovayov à réfléchir. La situation lui commandait de s'adresser à la préfecture de police, mais bien que l'affaire ne fut pas précisément de son ressort, cette administration était à même de prendre plus rapidement qu'une autre les mesures nécessaires. Il ne fallait pas songer à demander satisfaction au directeur du département auquel le nez s'était prétendu attaché. Les réponses de cet effronté montraient qu'il ne respectait rien ni personne, qu'il empêchait en l'occurrence de mentir comme il l'avait fait en prétendant ignorer le major. Kovayov allait donc donner au cocher l'adresse de la préfecture de police, mais il se fit soudain la réflexion qu'un sacré paon capable de se conduire de la première rencontre d'une manière aussi indigne pouvait, si on lui en laissait le temps, gagner le large en douceur. Les recherches dureraient un mois entier, si tant est qu'elles n'aboutissent jamais. Enfin, le ciel daigna l'inspirer et résolut de recourir à la presse et de publier dans les journaux une description détaillée de son nez. Tous ceux qui rencontreraient le fugitif pourraient ainsi le lui ramener ou, tout au moins, lui indiquer le logis du fripon. Il se fit aussitôt conduire à un bureau d'annonce et, tout le long du chemin, laissait ça de bourrée de coups de poing le dos du cocher. — Plus vite, animal ! Plus vite ! C'est les rats ! — Allez là, monsieur ! disait le pauvre diable en rouchant la tête et en stimulant des guides son méchant bidet dont le poil était aussi long que celui d'un épagnole. Le fiacre finit par s'arrêter. Kovayev, hors d'haleine, se précipita dans une petite salle où un employé grisonnant, d'un vieux frac fort usé et portant des lunettes, comptait la plume entre les lèvres de la monnaie de billon. — À qui faut-il s'adresser pour une annonce ? s'écria dès d'abord Kovayev. — Ah ! pardon ! Bonjour, monsieur ! — J'ai bien l'honneur, répondit l'employé grisonnant qui leva un instant les yeux pour le reporter aussitôt sur ses piles de monnaie. — Je désirerais faire insérer… — Si vous voulez bien attendre, dit l'employé en inscrivant un chiffre de la main droite, tandis que de la gauche il faisait glisser deux boules sur son boulier. Un domestique de grande maison, en jugé par sa livrée galonnée et sa tenue assez décente, donnait devant l'employé un papier à la main. Il crut bon de faire montre de son savoir-vivre. — Vous pouvez m'en croire, monsieur, le toutou ne vaut pas quatre-vingts kopeks. Je n'en donnerai pas dix milliards quant à moi. Mais la comtesse l'adore, oui, monsieur. Si le mot, elle l'adore, c'est le mot, elle l'adore. Voilà pourquoi elle promet cent roubles à qui le lui rapportera. — Que voulez-vous ? Tous les goûts sont dans la nature. À mon avis, quand on se pique d'être amateur, on se doit d'avoir soit un caniche, soit un chien couchant. Payez le cinq cents, payez le mérot, mais que cette bête-là vous fasse honneur. Le brave employé prêtait l'oreille à ses discours avec une mine de circonstances, tout en comptant les lettres de l'annonce en question. Billets à la main, un grand nombre de commis, concierges et commères attendaient leur tour. Dans tous ces billets, on s'aidait quelque chose. Un cocher d'une sobriété parfaite, une caillèche presque neuve ramenée de Paris en 1814, une fille de dix-neuf ans, blanchisseuse de son métier, mais également apte à d'autres travaux, un solide drojki auquel il ne manquait qu'un ressort, un jeune cheval fougueux, gris-pommelé, âge de dix-sept ans, des graines de navet et de radis récemment reçus de Londres, une maison de campagne et ses dépenses, soit deux boxes à chevaux et un emplacement fort commode pour y planter sapin ou boulot, un lot de vieilles semelles vendues aux enchères tous les jours de huit heures du matin à trois heures de relevé. Toute cette compagnie assemblée dans une pièce aussi exiguë rendait l'atmosphère particulièrement lourde. Cependant, le major Kovayev ne s'en trouvait point incommodé. Il tenait son mouchoir sur son visage et, d'ailleurs, son nez se promenait Dieu sait où. — Prêtez, monsieur, je suis très pressé. — Permettez, monsieur, je suis très pressé, fit-il, enfin pris d'impatience. — Tout de suite, tout de suite ! — Deux roubles quarante-trois copecs. — Tout de suite ! — Un rouble soixante-quatre copecs, disait le grison, en jetant leur billet à la tête des concierges et des commerces. — Vous désirez ? reprit-il en s'adressant cette fois à Kovayev. — Je voudrais, déclara celui-ci, voyez-vous, je ne sais s'il s'agit d'une câlinerie ou d'une friponnerie, je voudrais seulement faire savoir que quiconque me ramènera mon coquin recevra une honnête récompense. Votre nom, si vous le permettez. — Mon nom ? — Impossible, vous comprenez, j'ai beaucoup de connaissances. — Madame la conseillère Tchektaryov, madame Potchin, Pélagie Grigoryevna, une veuve d'officier supérieur, les voyez-vous, apprenant tout à coup que Dieu m'en préserve ? Écrivez tout simplement un assesseur de collège, ou mieux encore, un monsieur ayant rang de major. Et le fugitif est l'un de vos sers ? — Un sers ? Il s'agit bien de ça ? Non, le fugitif n'est autre que mon nez. — Vous dites ? Quel nom bizarre ? Est-ce monsieur mon nez vous a emporté une forte somme ? — Eh non, vous faites erreur, mon nez, monsieur, mon propre nez a pris la poudre d'escampette. C'est le diable sans doute qui m'a joué ce beau tour. Comment on dit entre cela est-il arrivé ? Je ne comprends pas très bien. Je ne saurais vous le dire, toujours est-il que ce monsieur roule carrosse et se fait passer pour conseil d'État. Je vous prie donc d'annoncer que quiconque mettra la main dessus est à me le remettre dans le plus bref délai possible. Voyons, monsieur, je vous le demande, que puis-je faire sans cet organe apparent ? S'il ne s'agissait que d'un orteil, je fourrerai mon pied dans ma botte et personne n'en remarquerait l'absence. Mais vous comprenez, je vais tous les jeudis chez Madame Laconser, Tchékaïkrov, Madame Potchin, Pélagie, Grigorievna, une veuve d'officier supérieur et sa charmante fille sont aussi de mes amis, jugez-en vous-même, impossible maintenant de me présenter décemment chez elles. L'employé se prit à réfléchir, du moins la contraction de ses lèvres permettait de le supposer. — Non, déclara-t-il après un long silence, aucun journal ne voudrait insérer une pareille annonce. — Pourquoi cela ? — Parce que cela nuirait à leur réputation. Vous comprenez, si chacun se met à déclarer que son nez a pris la clé des gens, on reproche déjà aux journaux d'imprimer tant de sornettes. Permettez, il ne s'agit pas de sornettes. Vous avez beau le dire, pas plus tard que la semaine dernière, là où vous êtes, il y avait un fonctionnaire désiré de faire passer une annonce. Cette annonce qui, je m'en souviens, se montait à 2,73 rubles, signalait la disparition d'un caniche noir. Rien de plus innocent, n'est-ce pas ? Eh bien, monsieur, vous me croirez si vous voulez, il y a un libelle, le caniche désiré désignait le trésorier de je ne sais plus quelle administration. Mais dans mon annonce à moi, il ne s'agit pas de caniche, il ne s'agit que de mon propre nez, comme qui dirait de moi-même. Non, je vous assure, c'est impossible. Mais, puisque mon nez a réellement disparu, alors consulter un médecin, certains sont dit-on fort habiles à poser tous les nez qu'on désire. A ce que je vois, monsieur, vous êtes d'humeur gaie, vous devez aimer les farces de société. Je vous jure que je dis vrai. Si vous ne me croyez pas, je suis, je puis vous faire voir. Inutile, objecte à l'employé en prenant une prise. Après tout, si cela ne vous dérange pas, repriez tes dents à la curiosité. Le major se découvrit le visage. — C'est ma foi vraie ! s'écria l'employé. Quelle étrange aventure ! La place est lisse et plate, comme une crêpe au sortir de la poêle. Refuseriez-vous encore d'accepter mon annonce ? Impossible de rester comme ça, vous le voyez bien. Je vous serai extrêmement reconnaissant et me félicite que cette aventure m'ait procuré le plaisir de votre connaissance. Le major, on le voit, s'était résolu à baisser un peu le ton. Une foi n'est pas coutume. — Évidemment ! acquiesça l'employé. Cela peut se faire, mais, à mon sens, ta réannonce ne vous servira de rien. Mais vaudrait soumettre le cas à un habile écrivain. Il le présentera comme un jeu bizarre de la nature et publiera son article dans l'Abeille du Nord. Ici l'employé huma une nouvelle prise. Au grand profit de la jeunesse, ici l'employé s'essuie à le nez, ou simplement à la grande satisfaction des curieux. Le major avait perdu tout espoir. Ses yeux tombèrent sur une annonce de spectacle au bas d'une page du journal. Au nom d'une charmante actrice, il s'apprêtait à sourire, voire à chercher dans sa poche un billet de cinq roubles, car il était d'avis que les officiers supérieurs ne doivent se montrer qu'aux fauteuils. Mais, hélas, le souvenir de son absence lui revint. L'employé lui-même, paru, touché de la situation embarrassée de Koliov, désireux de lui alléger sa peine, il jugea convenable de lui témoigner un peu de sympathie. « Je suis vraiment désolé de ce qui vous arrive. Puis-je vous offrir une prise ? » Cela calme les mouts de tête et discipe les humeurs noires. C'est bien excellent contre les hémorrhoïdes. Tout en parlant, l'employé tendait à Koliov sa tabatière, non sans avoir adroitement fait sauter le couvercle. Qu'agrémentait le portrait d'une dame en chapeau, cette offre innocente mit le comble à la fureur du major. « Et quoi ? » s'exclama-t-il. « Vous avez le front de plaisanter. Vous ne voyez donc pas qu'il me manque justement l'organe avec lequel on prise le diable, soit de votre sale tabac. Je suis dans un état à refuser le meilleur rapé. » Sur ces mots, Kovalev, qui t'a fort irrité, le bureau d'annonce et s'enfuit tout droit chez le commissaire du quartier. Il le trouva en train de s'étirer, de bailler en marmonnant. « Ah ! Quelle bonne petite sieste je viens de faire ! » Le major n'aurait su arriver qu'au plus malheur. Le commissaire aimait fort à encourager les arts et les métiers, mais il aimait encore davantage les billets de banque. « Qu'y a-t-il de meilleur ? » avait-il coutume de dire. « Un billet, cela ne prend pas de place, cela ne demande aucun entretien, on peut toujours le fourrer dans sa poche, et si on le laisse tomber, il ne se fait aucun mal. » Le commissaire reçut Kovalev plutôt froidement. « On ne procède point à des enquêtes aussitôt après dîner. La nature a sagement ordonné une légère sieste après la réfection corporelle. » Le commissaire montra ainsi au major que les maximes des anciens ne lui étaient pas inconnus. D'ailleurs, un homme comme il faut ne se laisse pas arracher le nez. Le commissaire ne mâchait pas ses mots, et Kovalev, remarquons-le en passant, était fort susceptible. Il pardonnait à la rigueur les attaques dirigées contre sa personne, mais n'admettait aucun manque de respect envers son grade ou son état. Allant croire qu'on pouvait permettre aux auteurs dramatiques de railler les officiers subalternes, à condition de les empêcher de s'en prendre aux officiers supérieurs, l'accueil du commissaire déconcerta Kovalev à tel point qu'il proféra, sur un ton très digne, les bras légèrement écartés du corps, après une réflexion aussi désobligeante, « Je n'ai plus rien à ajouter. » Il se retira donc et rentra chez lui en chancelant. La nuit tombait déjà. Après toutes ces démarches infructueuses, son logis lui parut d'une laideur infinie. Il trouva dans l'antichambre son domestique Ivan, qui, vautré sur un divan de cuir sordide, s'exerçait avec assez de bonheur à cracher au même endroit du plafond. Une pareille indifférence redoubla la fureur de Kovalev. Il donna au faquin un grand coup de chapeau sur le front, criant, « Ah ! le dégoûtant ! Toujours des sottises en tête ! » Ivan sauta à bas du divan et se mit précipitamment en devoir de retirer le menton de son maître. Une fois dans sa chambre, le major, en proie à la fatigue et à la mélancolie, se laissa chouard dans un fauteuil. Il poussa quelques soupirs, puis se tint ce discours. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'envoyez-vous cette calamité ? S'il s'agissait d'un bras ou d'une jambe, ce ne serait qu'un demi-malheur, mais s'en est un homme n'est plus un homme, c'est un rien qui vaille, bon à jeter par la fenêtre ! Si encore je l'avais perdu en duel, ou à la guerre, ou par ma faute, hélas non ! Il a disparu comme cela, sans rime ni raison. Non ! reprit-il après quelques instants de silence, c'est inconcevable ! Je suis le jouet d'un cauchemar, d'une hallucination ! Sans doute ai-je bu, au lieu d'eau pure de cette eau de vie dont je me frotte le menton quand on me fait la barbe ! Cet imbécile d'Ivan aura oublié d'emporter le flacon, et je l'aurai avalé par distraction ! » Pour se convaincre qu'il n'était pas ivre, le major se pinça si fort qu'il en poussa un cri. La douleur le convainquit qu'il jouissait bel et bien de toutes ses facultés. Il s'approcha petit pas du miroir, les yeux à demi clos dans l'espoir qu'en les rouvrant il aurait la surprise de retrouver son nez en bonne et due place, mais il bondit aussitôt en arrière en grumelant « Pouah ! quelle sale bobine ! » C'était vraiment à n'y rien comprendre ! Un bouton, une cuillère d'argent, une montre et tout autre objet de ce genre passe encore, mais perdre son nez et dans son propre logis ! Tout bien considéré, le major Kovalev se persuada que l'auteur du délit ne pouvait être que Mme Putschine. Cette personne désirait le voir épouser sa fille, lui-même à l'occasion courtisait volontiers la demoiselle, mais reculait devant un engagement définitif. Mis au pied du mur par la maman, il avait rengainé ses compliments et déclarait qu'il était encore trop jeune, encore cinq ans de service, il aurait alors 42 ans et l'enverrait. Par esprit de vengeance, la Putschine s'était résolue à le défigurer, sans doute, et avait employé à cette fin quelques jeteuses de sorts. En effet, le nez n'avait pu être coupé, personne n'avait pénétré dans sa chambre. Le barbier Ivan Yakolevitch l'avait encore rasé le mercredi et ce jour-là ainsi que le suivant. Le nez était encore en place, Kovalev s'en souvenait parfaitement. Au reste, une blessure de ce genre, sans doute fort douloureuse, ne se fut pas cicatrisée si vite, elle n'eut point affecté la forme plate d'une crêpe. Le major ruminait divers plans de conduite. Devait-il porter plainte contre Mme Putschine ou se rendre chez elle pour la confondre ? Une lueur qui filtrait à travers les fissures de la porte interrompit sa méditation et lui révéla qu'Ivan avait allumé une bougie dans l'antichambre. Bientôt Ivan apparut, porteur de la dite bougie qui répandit une vive clarté dans toute la pièce. Le premier mouvement de Kovalev fut de s'emparer de son mouchoir et de dissimuler l'emplacement où, la veille encore, trônait son nez. Il ne tenait pas à ce que ce maraud de valet demeure à bouche bée à contempler l'aspect hétérocrite de son maître. Ivan avait à peine regagné sa tanière qu'une voix inconnue retentit dans l'antichambre. « C'est bien ici qu'habite M. l'assesseur de collège Kovalev ! » le major bondit. « Entrez ! » Le major Kovalev est chez lui, dit-il en ouvrant la porte. Celle-ci livra passage à un exemple de belle prestance, dont les joues plutôt rebondies se paraissent de favoris ni trop clairs ni trop foncés, le même que nous avons rencontré au commencement de ceci au bout du pont Saint-Isaac. « Vous avez perdu votre nez ? Tout juste ! Eh bien, il est retrouvé ! Que dites-vous ? » s'écria le major Kovalev, à qui la joie enleva l'usage de la parole. Il dévorait des yeux l'exemple planté devant lui, sur les lèvres et les joues duquel se jouait la lueur vacillante de la bougie. « Comment l'a-t-on retrouvé ? Oh ! d'une manière forte, étrange ! On l'a arrêté au moment où il se disposait à prendre la diligence de régat. Il s'était depuis longtemps muni d'un passeport au nom d'un fonctionnaire, et le plus bizarre, c'est que je l'ai tout d'abord pris pour un monsieur. Heureusement que j'avais mes lunettes, cela m'a permis de reconnaître que ce n'était qu'un nez. Je dois vous dire que je suis myope, vous êtes là devant moi, mais je ne vois que votre visage, sans distinguer ni votre nez ni votre barbe. Ma belle-bère, j'entends la mère de ma femme, a, elle aussi, la vue faible. » Kovalev ne se sentait plus de joie. « Où est-il ? Où est-il ? Que je cours le chercher. Inutile de vous déranger, sachant que vous en aviez besoin. Je voulais apporter. Le plus curieux de l'affaire, c'est que le principal complice est un chenapant de barbier de la rue de l'Ascension, il est maintenant sous les verrous. Il y a longtemps que je le soupçonnais de vol et d'ivronnerie. Pas plus tard qu'hier, il a chapardé dans une boutique une douzaine de boutons. Votre nez est d'ailleurs en parfait état. L'exemple où il a dans sa poche et en retira un nez enveloppé dans un papier. « C'est bien lui ! s'écria Kovalev, c'est bien lui ! Permettez-moi de vous offrir une tasse de thé. J'accepterai avec grand plaisir. Par malheur, je n'ai pas le temps, il me faut encore passer à la maison d'arrêt. Les denrées, voyez-vous, deviennent inabordables. J'entretiens ma belle-mère, mes enfants. L'aîné, un garçon très intelligent, donne de grandes espérances, mais je n'ai pas les moments de leur donner de l'instruction. Après le départ de l'exemple, le major fut quelque temps sans recouvrer l'usage de ses sens. La joie avait failli lui faire perdre la raison. Il prit avec force précaution dans le creux de sa main le nez retrouvé et le considéra très attentivement. « C'est lui ! c'est bien lui ! dit-il. Voici sur la narine gauche le bouton qui m'est venu hier. » Le major faillit éclater de rire, mais rien n'est durable ici-bas. Au bout d'une minute, la joie perd sa vivacité. Une minute encore et la voilà plus faible. Elle se fond ainsi par degrés avec notre état d'âme habituel, comme le cercle fermé par la chute d'un caillou se dilue à la surface de l'eau. Toutefois, en y réfléchissant, le major s'aperçut que tout n'était pas dit. Il ne suffisait pas d'avoir retrouvé le nez. Il fallait encore le remettre en place. Et s'il allait ne pas tenir à cette question qu'il s'était posée à lui-même, le major pallit. Sous le coup d'une peur indicible, les mains tremblantes, il se précipita vers le miroir de sa table et de toilettes. Il risquait bel et bien de replacer son nez de travers. Doucement, avec précaution, il le posa à son ancienne place. Horreur ! Le nez ne voulait pas tenir. Il approcha de ses lèvres, le réchauffa de son souffle, l'appliqua sur la surface lisse qui s'offrait entre les deux joues. Peine perdue, le nez n'adhérait toujours pas. « Allons, remets-toi en place, animal ! » disait-il, mais le nez semblait sourd et retombait chaque fois sur la table en émettant un son étrange, comme s'il lui était de liège. « Ne voudra-t-il plus jamais tenir ? » s'écria le major, les traits contractés. Mais plus il le remettait en place et moins le nez voulait adhérer. En désespoir de cause, Kovayev envoya chercher le médecin qui habitait au premier dans le meilleur appartement de la maison. Cet homme de belle mine possédait une femme appétissante et des favoris d'ébène. Il mangeait des pommes crues et tous les matins passait trois quarts d'heure à se rincer la bouche, à se frotter les dents avec cinq brosses différentes. Il ne tarda pas à se présenter et demanda tout d'abord quand s'était produit l'accident. Puis il souleva le menton du major et lui appliqua une chicnode à l'endroit où aurait dû se trouver le nez. La violence du coup fit reculer Kovayev, qui alla donner de la nuque contre le mur. L'esculape lui conseilla de ne pas prêter attention à cette bagatelle et d'éloigner légèrement sa tête du mur. Il la lui fit alors tourner d'abord à droite, puis à gauche en palpant chaque fois l'endroit où aurait dû se trouver le nez et en murmurant « Hum ! ». Finalement, il lui donna une seconde chicnode. Cette fois-ci, Kovayev rejeta la tête en arrière comme un cheval auquel on inspecte les dents. Après cet examen, l'homme de l'arbre en la, le chef, déclara « Restez donc comme vous êtes pour éviter des complications. On peut évidemment remettre votre nez en place. Je m'en chargerai volontiers, mais je vous le répète, vous vous en trouverez plus mal. « Commence-la ! » dit Kovayev. « Quelle situation peut être pire que la mienne ? Que voulez-vous que je devienne sans nez ? Où serais-je accommodé de la sorte ? Pourtant, je suis assez répandu dans le monde. Aujourd'hui même, je dois assister à deux soirées. J'ai de nombreuses connaissances. Mme la conseillère Tchektaryov, Mme Potchin, la veuve d'un officier supérieur. Il est vrai que je ne saurais dorénavant fréquenter cette dernière. Après de pareils procédés, je n'aurai de relation avec elle que par l'intermédiaire de la police. Mais enfin, voyons, docteur, poursuivit Kovayev d'une voix suppléante, n'y a-t-il vraiment pas moyen ? Arranger le temps, bien que mal, à la rigueur et en cas de danger, j'ai pu le soutenir de la main. Comme d'ailleurs je ne danse pas, il n'y a pas à redouter de gestes imprudents. Et en ce qui concerne vos honoraires, soyez persuadés que, dans la mesure de mes moyens, je… « Voyez-vous, repliqua le médecin d'une voix entre deux tons extrêmement persuasive, voyez-vous, je n'exerce pas la médecine par esprit de lucre. Cela serait contraire à mes principes et à la dignité de mon art. Si je fais payer mes visites, c'est uniquement pour ne pas faire aux gens la front d'un refus. Je pourrais, c'est certain, remettre votre nez en place, mais je vous jure sur l'honneur que votre situation ne ferait ensuite qu'empirer. Laissez agir la nature. Faites de fréquentes ablutions à l'eau froide, je vous assure que son nez vous porterez aussi bien que si vous en aviez un. Quant à votre nez, je vous conseille de le mettre dans un bocal, de le conserver dans un peu d'alcool, ou mieux encore, dans un peu de vinaigre tiédit, après y avoir versé deux cuillères de sel. Vous pourriez alors en retirer une somme assez coquette, je serai le premier à l'acheter, si vous n'en demandez pas trop cher. Non, non, s'écria le major exaspéré, je ne vous le vendrai pas, je préfère le perdre tout à fait. A votre aise, dit le praticien en prenant congé, je désirais vous être utile. Vous ne le voulez pas, c'est votre affaire, tout au moins croyez bien que j'ai fait tout mon possible pour vous. Sur ces paroles, il se retira avec un grand air de dignité auquel Kouvaïov, complètement désemparé, ne prit d'ailleurs point garde. C'est à peine si le malheureux remarqua les manchettes d'une blancheur de neige qui tranchait sur l'abîme noir de l'esculape. Le lendemain, le major se résolut, avant de porter plainte, à une tentative de conciliation. Madame Potchin consentirait, peut-être, à lui retourner son bien sans esclandre. En conséquence, il lui écrivit la lettre suivante. Très honorée Alexandrine Grigorievna, je n'arrive pas à comprendre votre manière d'agir. Vous n'y gagnerez rien. Pareil procédé ne saurait me contraindre à épouser mademoiselle votre fille, car l'affaire est éclaircie. Vous en êtes la principale instigatrice. Nul ne l'ignore plus. La disparition subie de mon nez, sa fuite, son déguisement sous les traits d'un fonctionnaire, sa réapparition sous sa propre faune sont les faits des sortilèges opérés par vous ou par les personnes qui vous prêtent leur concours pour de si nobles exploits. Je crois bon de vous prévenir que, si mon nez n'a pas repris dès aujourd'hui sa place, je me verrai contraint de me placer sous la protection des lois. Sur ce, j'ai l'honneur d'être, madame, avec un profond respect, votre dévoué serviteur. Platone Kovayev. Très honoré Platone Kouzmich, votre lettre a tout lieu de me surprendre. Je ne me serai jamais attendu à pareil reproche de votre part. Je n'ai jamais reçu, ni sous un déguisement, ni sous son véritable aspect, le fonctionnaire dont vous m'entretenez. Philippe Ivanovitch Pantachikov. Ah, il est vrai, fréquenter chez moi et rechercher la main de ma fille, cependant, malgré ses bonnes mœurs, sa sobriété, son instruction, je ne lui ai jamais donné le moindre espoir. Vous me parlez d'une histoire de nez ? Si vous entendez par là que vous avez reçu un pied de nez, ou en d'autres termes, que vous avez suivi un refus de ma part, laissez-moi vous dire que c'est précisément le contraire. J'ai toujours été et je suis toujours prête à vous accorder la main de ma fille. C'est le plus cher de mes désirs, et dans cet espoir, j'ai l'honneur d'être votre bien dévoué. Alexandrine Potchkine. Non, se dit Kourvaliov après lecture de cette lettre, non, elle n'est pas coupable, impossible. Je ne reconnais pas là le style d'une criminelle. L'assesseur qui avait procédé au Caucase à plus d'une enquête s'entendait en ces matières. Mais alors, comment cela est-il arrivé ? Le diable seul pourrait débrouiller l'affaire. S'exclama-t-il enfin en laissant retomber ses bras de désespoir. Cependant, cette singulière aventure faisait non sans les embellissements coutumiers le tour de la capitale. Les esprits étaient alors tournés vers le surnaturel. Des expériences de magnétisme venaient depuis peu de passionner le public. L'histoire des chaises tournantes de la rue des Grandes Écures y était encore présente à toutes les mémoires. Aussi ne tarda-t-on pas après trente que le nez de l'assesseur de collège Kovalev se promenait tous les jours à trois heures précises sur la perspective. Les curieux affluèrent. Quelques-uns ayant affirmé que le nez se trouvait chez Juncker, il se forma devant ce magasin, un rassemblement si considérable que la police dut intervenir. Un spéculateur, homme qui d'ordinaire vendait des gâteaux secs à la porte des théâtres et qui ne manquait pas de prestance grâce à des favoris bien fournis, fabriqua un continent de solides baguettes qu'il loit aux curieux à raison de quatre-vingts copecs la place. Attiré par ce faux bruit, un brave colonel en retraite partit de chez lui plutôt que de coutume et se fraya un chemin à grande peine à travers la foule. En fait de nez, il aperçut dans la vitrine un vulgaire gilet de laine ainsi qu'une lithographie exposée là depuis plus de dix ans, laquelle représente un petit maître à barbiches et gilets en cœur, épiant de derrière un arbre une jeune fille en train de rattacher son bas. Le colonel ne dissimula pas son dépit et se retira en grumelant « A-t-on idée de répandre des bruits aussi ineptes, aussi invraisemblables ? » D'autres nouvelaises jurèrent alors que ce n'est point sur la perspective mais au jardin de Tarode, de Tauride, que se promenait le nez du major Kovalev. Cela ne datait pas d'hier. Lorsque Kozrev Mirza y avait sa résidence, ce jeu de la nature l'avait fortement intrigué. Plusieurs élèves de l'école de chirurgie allaient alors voir ce qui en était. Une grande dame, très respectable, écrivit aux gardiens de bien vouloir montrer à ses enfants ce rare phénomène, en leur donnant, si possible, quelques-unes de ses explications qui sont si profitables à la jeunesse. Tous ces événements réjouirent fort les habitués des réceptions mondaines, qui se trouvaient justement à court d'anecdotes propres à distraire les dames. En revanche, un petit nombre de personnes bien pensantes ne cachèrent point leur mécontentement. Un monsieur s'indignait hautement. Comment, en un siècle aussi éclairé, pouvait-on propager de telles sornettes ? Et pourquoi le gouvernement n'y mettait-il pas bon ordre ? Le monsieur appartenait à la catégorie des individus qui voudraient voir le gouvernement intervenir partout, même dans les disputes qu'ils ont journellement avec leurs femmes. Alors, mais de nouveau, l'aventure se perd dans un brouillard si épais que personne n'a jamais pu le percer. Chapitre 3 Il se passe en ce bas monde des choses d'où la vraisemblance est bien souvent bannie. Un beau jour, ce fameux nez, qui se promenait affublé en conseiller d'État et faisait en parler de lui, se retrouva soudain comme si rien ne s'était passé à son ancienne place, c'est-à-dire entre les deux joutes du major Kovayev. L'événement eut lieu le 7 avril. À son réveil, le major jeta, par hasard, un coup d'œil à son miroir et s'aperçut du retour de son nez. « Ah bah ! » s'écria Kovayev, qui, dans sa joie, aurait dansé pieds nus une trépaque endiablée au travers de sa chambre, s'il a venu d'Ivan ne l'en avait empêché. Il se fit aussitôt apporter de l'eau pour ses ablutions. En se barbouillant, il se mira de nouveau. Le nez était bien là. Il se mira encore tout en s'essuyant. Le nez restait en place. « Dis-moi, Ivan, il me semble que j'ai un bouton sur le nez ? » demanda-t-il en songeant avec anxiété. « Et si Ivan allait me dire un bouton ? » « Mais non, monsieur, puisque vous n'avez pas de nez. » Mais Ivan répondit. « Pas le moins de boutons, monsieur, votre nez est absolument net. » « Ça va, ça va, ça perd l'hypopaëte ! » se dit le major en faisant claquer ses doigts. À ce moment apparu au seuil de la chambre le barbier Ivan Yakolevitch, craintif comme un chat qui vient d'être fouetté pour avoir volé du lard. « D'abord et avant tout, as-tu les mains propres ? » lui cria de loin le major Kovalev. « Oui, monsieur. Tu mens. Parole d'honneur, monsieur. Prends garde. » Kovalev s'assit, Ivan Yakolevitch lui passa une serviette au cou, et en une minute lui couvrit à coups de blaireaux le menton, puis une partie la joue en une crème, pareille à celle que l'on sert les jours de fête dans le monde marchand. « Ah ! très bien ! » se dit-il en regardant le nez. Après quoi il inclina la tête de l'autre côté et le contempla de bien. « Le voilà revenu, le brigand ! » reprit-il. « In pepo ! » Quand il se fut absorbé un temps suffisant dans la contemplation du nez, il leva deux doigts pour le saisir par le bout avec toutes les précautions d'usage. Telle était sa méthode. « Attention, on en a une pipe ! » cria Kovalev. Ivan Yakolevitch laissa retomber son bras, intimidé, comme il ne l'avait encore jamais été. Enfin, il se mit à racler prudemment le menton du major. Bien qu'il épouva une grande difficulté à raser ses pratiques sans les tenir par leurs organes olfatifs, il parvint en empuyant son pouce, caleux sur la joue et la gencive de Kovalev à mener, non sans peine, sa tâche à bien. Kovalev s'habilla à la hâte, sauta dans un fiacre et se fit conduire au café. « Garçon, un chocolat ! » cria-t-il dès l'entrée. Un regard dans une glace lui permit de constater aussitôt la présence de son nez. Il se retourna tout joyeux en clignotant une œillade sarcastique du côté de deux militaires, dont l'un avait le nez pas plus gros qu'un bouton de gilet. De là, il se rendit dans les bureaux où il sollicitait une charge de vice-gouverneur et, en cas d'insuccès, une place d'inspecteur. En traversant l'antichambre, il se regarda au miroir. Le nez était toujours là. Puis, il alla faire visite à un autre assesseur, un majeur, un grand railleur, au brocard duquel il répliquait d'ordinaire « Je te connais, mauvaise langue ! » En chemin, il se disait « Si le major n'éclate pas de rire en me voyant, c'est que tout va bien ! » Le major ne souffla pas. « Ça va, ça va ! » s'aperlota. Il se répéta Kovalev. Il rencontra Mme Poutine et sa fille. Ces dames répondirent à son salut par de joyeuses exclamations, preuves que tout allait bien. Une longue conversation s'engagea. Kovalev tira sa tabatière et se bourra consensueusement les deux narines en marmonnant. « Voilà, belles dames, et vous aurez beau faire, je n'épouserai pas la gamine, si ce n'est de la main gauche. » Depuis lors, le major Kovalev se fait voir partout, à la promenade comme au théâtre, et son nez demeure planté au bon endroit, comme s'il n'avait jamais eu la fantaisie d'aller se pavaner ailleurs. Aussi le major Kovalev se monte-t-il toujours d'excellente humeur, et il poursuit le sourire aux lèvres toutes les jolies femmes. On l'a même vue une fois au bazar en train d'acheter le ruban de je ne sais plus quel ordre, chose d'ailleurs surprenante, car il n'est chevalier d'aucun ordre. Telle est l'aventure qui eut pour théâtre la capitale septentrionale de notre vaste empire. A y bien réfléchir, beaucoup de détails en paraissent inconcevables, sans parler de la disparition vraiment surnaturelle du nez et de sa réapparition en divers endroits sous forme de conseiller d'État, comme Kovalev avait-il pu songer à réclamer son nez par la voix des journaux ? Je ne parle pas du coup de l'annonce, n'allez pas me ranger parmi les avares, mais de son inconvenance, de son inmodestie, et puis comment le nez s'est-il trouvé tout d'un coup dans un pain frais ? Comment Ivan Yakovlevich ? Non, cela ne tient pas debout, je ne le comprends absolument pas, mais ce qu'il y a de plus étrange, de plus extraordinaire, c'est qu'un auteur puisse choisir de pareils sujets. Je l'avoue, cela est pour le coup absolument inconcevable, c'est comme si… Non, non, je renonce à comprendre, premièrement, cela n'est absolument d'aucune utilité pour la patrie, deuxièmement, mais deuxièmement non plus, d'aucune utilité, bref, je ne sais pas ce que c'est que ça, et cependant malgré tout, bien que certes on puisse admettre et ceci et cela, et encore autre chose peut-être même, et puis enfin quoi, n'y a-t-il pas d'inconhérence ? Et après tout, tout bien considéré, dans tout cela, vrai, il y a quelque chose, vous aurez beau dire, des aventures comme cela arrivent en ce monde, c'est rare, mais cela arrive.

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