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La poubelle humaine

La poubelle humaine

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Je suis Francois, je suis Alcoolique. Achetez ce livre... extra. Merci

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Joseph Kessel's book "Les alcooliques anonymes" is recommended as it provides insight into alcoholism. The narrator encounters a man living in extreme poverty and alcoholism on a dark, empty street. This encounter leads the narrator to notice the numerous destitute individuals living in flop houses along the avenue. He enters a bar where he meets a group of alcoholics, including a man named Tchek, who share stories of their lives as they drink. The narrator is overwhelmed by the despair and poverty he witnesses in the Bowery, a neighborhood known for its large population of homeless and alcoholic individuals. Joseph Kessel, avec les alcooliques anonymes, publié chez Folio, chapitre 4, la poubelle humaine. Je vous invite à acheter ce livre extraordinaire parce qu'il permet de comprendre l'alcoolisme. Il faisait nuit, l'immense avenue était vide, parfois une voiture filait le long de la chaussée où le dur éclat des globes et des feux de circulation venaient s'émousser comme à la surface d'une eau stagnante, et l'on eût dit que cette clarté anémiée, malsaine, qui flottait au ras de l'asphalte, se réfléchissait de l'intérieur dans toutes les hautes maisons sinistres dont l'avenue était bordée. Les fenêtres y étaient nues, sans le moindre voile, et derrière leurs vitres épaissies par la poussière et la suie veillait la même lueur trouble lugubre. Le trottoir résonnait étrangement sous mon pas solitaire. Soudain, je ressentis un malaise. Quelqu'un venait derrière moi et me rattrapait d'une démarche traînante, glissante. Je me repris aussitôt. Il n'était pas minuit, et j'approchais d'un carrefour où se tenait, en collure de taureau matraque et pesant revolver, bien en évidence, un policeman. Je continue d'avancer, à la même allure oisive. L'homme me dépassa et s'arrêta pour me faire face. Je vis alors, combien avait été sans fondement mon réflexe d'inquiétude, le malheureux, par sa maigreur effroyable et par la façon grotesque dont ses haillons flottaient sur lui ne pouvaient faire peur qu'aux moineaux. La poussée d'un enfant eut suffi à le jeter bas. Depuis son visage, couleur de cadavre, jusqu'à ses pieds chaussés de savate infâme, son corps n'était qu'un long, qu'un affreux tremblement. L'effort pour me rejoindre lui avait coupé le souffle. Il haletait. Chacune de ses expirations était comme un relant de vase, une vague d'alcool et gris pourri. L'homme fixa sur moi deux yeux larmoyants, de bête malade, et, en silence, tendit la main. J'y déposai une pièce. Il ne me dit pas un mot et courut en trébuchant vers l'une des innombrables portes de bar sous lesquelles filtraient des rays fauves de lumière. Je poursuivis mon chemin. Mais l'apparition de l'épouvantail avait eu un pouvoir singulier. Un instant plus tôt, j'étais seul à présent, et, d'un coup, des fantômes déguenillés hirsutes sortaient du néant. Dans quel tréfonds s'étaient-ils terrés jusque-là ? Je ne savais qu'une chose. Les spectres venaient à moi, demandaient l'eau-monnaie. Dès qu'ils l'avaient obtenue, se précipitaient vers un seuil qui, une fois ouvert, découvrait dans un éclairage impitoyable une fresque de visage hallucinant. Je fus rapidement à bout de monnaie. Il n'y eut alors chez les mendiants ni murmure ni insistance. Les alentours se firent muets de nouveau et déserts. Mais, mieux averti, je devinais tout en avançant dans cette apparente solitude des corps allongés sous les porches au fond des encoignures. Les gens qui dormaient là ou qui gisaient les yeux ouverts sur la nuit sans obscurité véritable, la nuit faussée des grandes villes, n'avaient même pas de quoi payer le prix dérisoire des grabats que, pourtant, le quartier offrait, pour ainsi dire, à l'infini. Car de chaque côté de l'avenue, chaque haute maison lépreuse du toit jusqu'à la cave était occupée par des rangées de couches abjectes où, enveloppées de leurs guenilles habitées de leur vermine, des hommes, gorgés du plus vil alcool, ronflaient, hoquetaient, déliraient dans un sommeil tragique. La morne cartée bitumeuse que, de l'avenue, on apercevait derrière les fenêtres, était celle de ces flop houses garnis de la défaite, de l'écroulement, énorme et terrible caserne du dernier appel. Combien de temps avais-je passé là ? Relativement peu, si on le décomptait aux divisions d'une montre, mais il est certain un spectacle qui ont leur durée à peu, sans mesure et devant lesquels s'arrête le mouvement de la pensée, comme saisie par la fascination d'une éternité maudite, ainsi pour les gisants déchus sur leurs grabats cloués. L'air de la nuit, après cela, semblait si bon que j'hésitais à pénétrer dans l'un des bars qui s'égrenaient le long de l'avenue, et puis lequel choisir ? Pourquoi préférer cette enseigne à la voisine ? Finalement, je poussai une porte au hasard. L'odeur qui m'assaillit alors se la reconnut tout de suite. Elle était celle des dortoirs que je venais de quitter quelques instants plus tôt, fétides, sordides, aigres et doucereuses à la fois, qu'exhalaient non seulement les peaux, mais encore, à travers elles, les viscères en leur souffle corrompué. La centaine d'hommes assemblés dans la grande taverne que, pourtant, je n'avais jamais rencontré, je les reconnus aussi d'un seul coup. Comment s'y méprendre ? Ils étaient les frères, les doubles des dormeurs hideux qui m'avaient comme hypnotisé. Ceux-là se tenaient tous debout. Par force, dans la salle, il n'y avait pas une table, pas un siège. Les plus fatigués s'appuyaient aux murs souillés et craquelés. Les plus fortunés s'accoudaient aux comptoirs très longs, derrière lesquels travaillaient des barmen athlétiques. Entre ces deux rangées, les plus nombreux se tenaient, jambes légèrement écartées, bras ballants, comme englués au plancher abject. Attendaient-ils leur tour de boisson, l'argent qu'ils n'avaient pas, ou simplement que s'écoula le temps qui, sauf pour l'alcool, ne leur servait jamais ? Une disponibilité entière, une liberté terrible en marge du monde habituel se lisait dans tous les regards. Quelle que fut la différence dans l'âge, la stature, la composition des guenilles, l'état de santé ? Cette expression donnait au trait une signification commune. Les gens ici avaient atteint, dans le voyage de l'existence, le point où il n'y a pas de retour, dépassé la zone, la faculté du désespoir. Ils étaient misérables, pitoyables, effrayants. Ils ne pouvaient plus être malheureux. Chez les plus touchés, dont le corps se réduisait aux squelettes et qui avaient des faces d'agonie, cette insensibilité se traduisait par la torpeur, l'hébétude. Chez d'autres, qui, plus jeunes ou plus robustes, résistaient encore à l'usure, on la voyait aller jusqu'au défi. « Alors l'ami, plaisante soirée ? » demanda soudain au-dessus de moi, une voix joviale et mordante. L'homme était si haut que mon front ne lui arrivait qu'à l'épaule. Il devait approcher de la quarantaine. Sa peau collait à l'ossature, mais celle-ci était large et solide. Il semblait un peu moins grasseux, moins loqueteux que ses compagnons. Sous, les sourcils broussailleux et roux, comme la chevelure trop longue et au fond des yeux verts striés de vénule pourpre, veillait un cynisme tranquille. « Alors l'ami, on se rince l'œil avec les épaves ? » reprit le vagabond qui dépassait de la tête toutes les têtes de cauchemar. « Mais les épaves ont soif. Il faut leur donner à boire. — Volontiers ! » dis-je. Le géant n'eut qu'à écarter les coudes et nous hume un créneau au comptoir, face à un barman trapu maflu. « Hello, Tchek ! » dit-il à mon compagnon. « Ça va ce soir ? — Et comment ? » dit Tchek avec un clin d'œil vers moi. « Qu'est-ce qu'il ? » lui demandai-je. « Que non ! » dit Tchek. « Je ne suis plus un délicat. Vous avez affaire à un vino, l'ami. » L'expression m'était connue. Elle désignait les alcooliques du vin, intoxiqués au breuvage infâme que l'on distillait avec les pires déchets de raisin à l'usage des bafous et qui, sous des noms prétentieux comme Cherry, Porto, Keanti, étaient vendus à quelques cents la bouteille. Tchek vida la moitié de la sienne au goulot et, d'un geste instinctif, la passa à son voisin sans même regarder qui il était. L'autre but à son tour et donna le reste au suivant. Je fis signe au barman de continuer à servir. Un cercle se forma autour de nous. Les plus proches étaient deux petits vieillards édentés, un être tellement filiforme qu'ils ressemblaient à une araignée, un jeune gueux aux traits désunis, mais beau encore. « À la roseur des épaves ! » dit Tchek. La main qui élevait la bouteille n'était déjà plus sûre. La voix déjà était épaissie et tout le visage, sous une barbe de plusieurs jours, rude et rouge, se dégradait, se défaisait. La sursaturation agissait vite. Pourtant, il restait chez cet homme quelque chose de hautain, presque de noble, qui ne tenait pas seulement à sa taille. Je lui demandai, « Que faisiez-vous avant ici ? » Pour un instant, les yeux de Tchek retrouvèrent leur cynisme. « Les épaves ne se vendent pas contre un peu de pinard, » dit Tchek, « et je n'existais plus pour lui. » Ses compagnons se montrèrent moins fiers. L'un avait été tailleur, l'autre docker, l'autre chauffeur, l'autre étudiant. Comment gagnaient-ils maintenant leur subsistance, ou mieux, leur boisson ? Ils ne savaient pas au juste, mais il y avait toujours quelques camions à décharger, des colis ou des meubles à porter, une arrière-cour à balayer, un chantier à garder. Il y avait la solidarité des copains, les emprunts, la mendicité, les touristes. « Il y avait aussi les banques de transfusion qui achètent notre sang, » dit l'étudiant. C'est d'un rapport régulier. Subitement, l'odeur du lieu, sa lumière, ses visages, tout devint intolérable. L'avenue était immense, vide, fraîche. Pourtant, je ne me sentis pas délivré. Chaque lueur aux fenêtres des asiles nocturnes semblait un fanal de veillées mortuaires. Chaque enseigne désigna un bar pareil à celui dont je m'étais enfui, et ils étaient innombrables. Assommoir et taudis, taudis et assommoir, loques, vermines, figures spectrales sur des kilomètres. C'était la Bowery. Auprès de la voie sans fin, déshumanisée, large comme une autostrade, la place Maube, avec ses distros de clochards, prenait le charme d'une oasis dans un désert infernal. Bowery, cité dans la cité, tribut en marge, quartier de la faim des hommes, poubelle de la chair et des âmes aux rebuts. Bob me dit, vous voudriez savoir combien ils sont à la Bowery ? Je ne connais pas les statistiques, mais à coup sûr, des dizaines de milliers, et ils existent, une république de la Bowery à Chicago, à Los Angeles, à San Francisco, à la Nouvelle-Orléans, bref, dans toutes nos grandes villes, nos moyennes villes, ces quartiers s'appellent Skid Row, bien pas Soulonglis, ils sont tous peuplés des mêmes déchets humains. Mais ces bas-fonds montrent seulement la dernière étape, et la plus spectaculaire, de l'alcoolisme, de l'alcoolique américain. Je pourrais vous mener dans cent bars discrets et luxueux où, chaque matin, avant de se rendre à leur bureau, des milliers d'hommes riches, importants, influents, viennent avaler en hâte plusieurs verres de whisky, de gin ou de vodka, parce qu'ils ne peuvent pas commencer leur travail sans cela. Et il y a l'immense armée des alcooliques solitaires, et ceux qui contiennent les prisons et les asiles d'aliénés. Avez-vous une notion du nombre, aux États-Unis, des hommes et des femmes que mine l'alcool? Je ne parle pas ici des gens qui boivent plus ou moins, mais de ceux pour lesquels la boisson est un danger pressant et une grave menace physique et mentale. Les enquêtes les plus sérieuses donnent le verdict suivant, entre 5 et 6 millions. Bob se tue pour me laisser le temps de m'habituer à ce chiffre et d'en mesurer la portée. Il reprit ensuite. Oui, 5 et 6 millions d'êtres humains qui, tous, risquent de finir un jour à Bowery ou dans quelques skid rows, car, croyez-moi, la pente pour l'alcoolique est abrupte et les barrières cèdent avec une rapidité et une facilité terribles. Le goût du métier, le sens de la famille, les notions de dignité, de propreté, l'instinct de conservation lâchent successivement. Rien ne reste que le besoin de boire en liberté, n'importe quoi, dans n'importe quel état, n'importe où. Et cela se termine au ruisseau. Vous n'imaginez pas combien on trouve à la Bowery de professeurs, de banquiers, de médecins, de journalistes, de magistrats. Bob sourit, mais il y avait dans ses larges yeux clairs une expression qui faisait mal et peur. Il dit lentement. Sans les alcooliques anonymes, je crois bien que je serai parmi eux. Je reviens en penser l'asile de nuit, la somoire et ne plus réprimer un frisson. Et pour cela, dis-je, il n'est plus d'espoir. Bob sourit encore, mais cette fois, franchement, avec une surprenante jeunesse. « Vous croyez ? » demanda-t-il. Il tira de sa poche un petit fascicule à couverture jaune qu'il me donnait. Il dit, « Vous avez là les dates et les adresses de toutes les réunions que tiennent chaque semaine les groupes des alcooliques anonymes de New York. Il y en a plus de 300 ouvertes à tous. » Bob fait à la brochure et cocha une ligne au crayon rouge. « Vous trouverez là une première réponse, » dit-il. La lourde Baptiste portait bien, dans sa forme sombre et dans sa morne façade, toute la tristesse de son affectation et de son emplacement. C'était un asile de nuit municipal et presque à sa porte passait la grande voix de la déchéance, de l'espoir interdit, de l'alcoolisme chronique, abject et exaspéré, la Bowery. Il était huit heures du soir. Le hall de l'asile, mal éclairé, sentait la crasse, la laine corrompue et la soupe des pauvres. Quelques loqueteux, lamentables, décharnés, voûtés la face hérissée ou mangés de barbe, traînaient contre les dalles les semelles de leurs chaussures informes. Je tâchai de ne pas les voir. Je ne me souvenais pas trop des heures passées la veille avec leurs semblables dans les taudis et les assommoirs de l'avenue maudite. J'étais venu uniquement pour assister au meeting des alcooliques anonymes qui se tenaient ce jour-là. La salle de réunion était peinte d'un gris anonyme. Des rangées de chaises occupaient le centre sur lesquelles étaient assis une vingtaine d'hommes de tous âges. Ils appartenaient à la Bowery. Cela ne pouvait faire de doute. Ils en avaient les guenilles et les stigmates. Le seul qui fit exception, parce que rasé de frais et habillé de neuf, était un nègre. Cependant, il était pris de boissons comme le reste de l'auditoire. Chez les uns, l'ivresse ne se montrait que par un regard trouble et inconstant, un rictus hébété. Chez d'autres, elles allaient jusqu'à la somnolence abrutie ou à un marmottement tantôt craintif, tantôt furieux. Mais, quel que fût le degré de leur ébriété, ils faisaient un effort manifeste et pathétique pour se bien tenir, c'est-à-dire droit, discret et sage, autant que possible. Une petite porte latérale s'ouvrit sur deux hommes qui allèrent à la table nue placée face à l'auditoire. Le premier était jeune. Il portait un costume étriqué, rapé, qui venait visiblement d'une boutique de revendeurs, mais brossé et repassé avec un soin extrême. Son visage, creusé, intense, d'une beauté singulière, faisait penser à celui d'un malade et d'un inspiré à la fois. Son compagnon était tout différent. La cinquantaine, bien vêtue, nette et musclée. L'assurance de ses mouvements, la vévacité du regard, l'énergie de ses traits, l'amitié de son sourire témoignaient d'un rare équilibre intérieur. « Je m'appelle John M. et je suis un alcoolique, dit-il franchement, presque gaiement, dans un silence profond. Chargé de conduire ce meeting, j'ai le plaisir de vous présenter le speaker de la soirée, Teddy. » John M. effleura affectueusement l'épaule du jeune homme et poursuivit. « Il n'y a pas longtemps qu'il a quitté l'agnole, ça figure le monde, pas vrai ? Et c'est la première fois qu'il parle en public. Alors les gars, tâchez d'être raisonnables et de lui faciliter le travail. À toi, Teddy. » Le jeune homme serra les dents. La ligne de la mâchoire jaillit sous les joues âves. La pomme d'attente s'agita sur le cou très maigre. Les yeux se firent encore plus creux, plus brûlants. « Je m'appelle Teddy C., je suis alcoolique, dit-il d'une voix sourde. » Il prit une longue, pénible assuration et brusquement se jeta, plongea dans son propos. « Je n'avais jamais assisté à une réunion de cette sortie. Je pensais entendre des considérations moralisatrices, un discours de propagande, de conversion. Rien de pareil, c'était simplement le récit d'une existence. Teddy C. avait eu pour parents de petites gens ni pires ni meilleurs que d'autres. À l'école, il avait été un élève moyen, sans histoire. Après un apprentissage de menuisier, il avait touché un salaire convenable, comme tout le monde. Il aimait faire son travail et ensuite se changer, aller au cinéma et danser. La vie était plaisante et facile pour ce garçon normal. À tout cela, l'auditoire ne semblait guère s'intéresser. Au mieux, certains montraient pour ce récit une vague curiosité, une attention distraite. D'autres se balançaient sur leur chaise, baillaient, se grattaient. Le nègre souriait bêtement, bêtement, de toutes ses dents et tasselantes. Près de lui, un vieillard saoule, à carrures énormes, à peau lâche, ricanait sans cesse. Comme il ne lui restait plus une dent, ses lèvres se retroussaient sur sa gencive nue, ébréchée, effroyable. Ses yeux sanguinolents étaient pleins de hargne contre l'univers. Soudain, il sembla sentir dans l'assistance comme un changement de climat. Les dormeurs continuèrent sans doute à dormir, mais les autres, redressés sans le savoir, tendirent le cou, cessaient de remuer, de bailler. Le nègre ne souriait plus. C'est que maintenant, Thédysée racontait sa rencontre avec la boisson, et sa voix était devenue forte, assurée, vivante, mordante. Et, appuyé des deux poings sur la table, il avançait vers la salle, un visage transformé, ardent. Il ne s'appartenait plus. Il était porté par son mal. Ce mal qui avait ravagé tous les hommes qui m'entouraient, et les épaves de la Beauvolie. Un samedi soir, j'ai suivi les copains au bistrot, disait Thédy. Chacun a offert sa tournée. Rien de mauvais à ça, pas vrai ? On a bien le droit de s'amuser un peu. La semaine finie, et une bonne paye en poche. Seulement, voilà, ses compagnons, eux, n'avaient cherché et trouvé dans leurs verres qu'une facile gaieté, une chaleur stimulante. Tandis que lui, il avait dû le ramener inconscient, effet de la surprise, de l'inexpérience. C'était la première fois, assurément. Mais alors pourquoi le samedi qui suivit avait-il recommencé ? Pourquoi s'était-il acharné jusqu'à son dernier seint à perdre la raison ? Et chaque nouveau samedi ? J'étais marqué. Je ne pouvais pas supporter l'alcool. Seulement, d'où l'aurai-je su ? s'écria Thède. Dès que je commençais à boire, j'étais heureux. J'avais un soleil dans mon ventre, dans ma tête, mais ça ne suffisait pas. Il m'en fallait davantage, plus fort, plus chaud. Un verre en exigeait un autre, toujours plus près, toujours plus vite, jusqu'au moment où je ne sentais plus rien. A la voix de Thèdicé, un chuchotement étouffé se mêla tout contre mon épaule. C'est ça, bien ça, tout à fait ça. Celui qui parlait, ainsi, était mon voisin, le jeune noir. Mais il en avait à peine conscience. Ses lèvres épaisses, sa langue rose remiaient de leur propre mouvement comme le faisaient ses yeux innocents et humides. Au début, je ne prenais ma crise que le samedi, continue à Thédier. Puis, j'ai trouvé des raisons pour m'enivrer les autres jours de la semaine. Voyez-vous, j'étais devenu très sensitif. On ne me comprenait pas. Tout le monde agissait mal à mon égard. Ma mère, quand elle me faisait une remarque. Mon patron ou les clients, quand ils ne trouvaient pas mon travail merveilleux. Une fille, quand elle préférait un autre danseur. Alors, pour me réconforter, me consoler et me venger, je prenais un verre. Et ce verre devenait une bouteille et une autre. Et j'étais cuit. Le jeune homme s'arrêta et plongea son front moitain. « L'histoire est longue à vivre, mais courte à compter », reprit-il. J'ai eu besoin d'alcool pour trouver le courage d'aller au chantier. Puis, pour avoir la main sûre, j'étais saoule tout le temps, quoi. Est-ce ma famille qui a eu honte de moi ou moi d'elle ? Je ne sais pas. Je l'ai quittée. Aucune jeune fille propre ne voulait plus sortir avec moi. J'ai bu davantage. Mon patron a fini, malgré sa patience, par me mettre à la porte. J'étais bon ouvrier. J'ai trouvé de l'embauche, jamais pour longtemps à cause de l'agnole. Comme il m'en fallait toujours davantage et que je chômais de plus en plus, j'achetais le moins cher, le vrai poison. Alors, tout m'a paru sans importance. Vêtements, apparence, santé. Je suis devenu un de la Bowery. Teddy C. avait dit le nom de l'avenue terrible sans la moindre emphase, le plus naturellement du monde. Les misérables qui l'écoutaient l'accueillirent de la même façon. Simplement, un intérêt plus nul se peignit sur leur face découragée. Ce garçon qui parlait était de leur tribu. Le vieillard massif, au regard haineux, grumela même entre ses gencives et dentait une sorte d'approbation. Seul le nègre gémit. « J'en suis pas encore à la Bowery, moi. J'en suis pas. » « Ta gueule ! » grogna le vieil acolyte en montrant un poing nouveau déformé. Teddy C. reprit rapidement. « On s'est peut-être rencontrés, les gars, à la Bowery. Est-ce qu'on peut savoir avec toutes ces tavernes et ces garnis pouilleux qu'il y a dans le coin ? Pour la façon d'y vivre, vous en connaissez aussi long que moi. J'ai fait des petits boulots, resquillé des verres, m'en digoté ou vendu mon sang aux banques de transfusion. En plus, j'ai eu un coup de chance, un emploi de fossoyeur deux ou trois fois la semaine. Fossoyeur des pauvres et, bien entendu, des gens qui finissent dans la morgue d'un hôpital. « Seigneur ! » chuchota le nègre. « Tout allait bien. » poursuivit Teddy. Je pouvais boire ma satisfaction. Et voilà qu'un jour, comme je finissais de creuser un trou avec un autre gars, il me dit « Je tiens des croque-morts que le copain pour qui on est en train de travailler, c'est une cloche de la Bowery. Ramassée raide sur le trottoir, le foie éclaté d'alcool. Les yeux de Teddy C. furent le tour de l'assemblée loqueteuse, des visages flétris, ravagés, il dit à mi-voix. Alors, je me suis senti faible, si faible que pour tenir debout, il a fallu que je m'appuie sur ma pelle. Je me suis souvenu que je ne pouvais plus rien manger, que je pesais à peine 90 livres. Je me suis vu au fond de la terre, le foie en morceaux, ou les reins, ou le cœur, et je n'avais pas 30 ans. J'ai eu peur, comme jamais de ma vie, et comme jamais dans ma vie, j'ai eu besoin de boire un bon coup. J'ai couru toucher ma pelle pour mon boulot, pour la fausse fraîche, et vite à la première taverne. Mais, à la porte, tout à coup, j'ai pensé, si tu bois ce coup-là, tu ne t'arrêteras plus que dans un trou de cimetière, et ce sera bientôt. Mais, en même temps, je savais que, seul, je n'étais pas de force contre l'agnole. Il me fallait de l'aide. Alors, il m'est revenu à la mémoire ce qu'on raconte des alcooliques anonymes. Je les ai cherchés, je les ai trouvés. Dédicé, essuie à son front moite du revers de la main. Sur son visage, tendu et creusé par l'effort, les os semblaient prêts de trouver la peau. Mais son regard avait une fermeté, une énergie farouche. « Je n'essaierai pas de faire croire, dit-il, que cela était plaisant. Mais est-ce que les angoisses de l'alcool, et les tremblements, et les ulcères à la vermine, et le dété, délire Antrimens, c'est plaisant ? » J'ai souffert, c'est sûr, mais une fois pour toutes. Et j'ai été soutenu par les alcooliques anonymes. Chaque jour, chaque nuit, ils m'ont donné les moyens, les recettes, pour passer le plus dur. Et j'ai un job, et j'aime ma nourriture, j'aime mes amis, je vis de nouveau, voilà. Dédicé se tut brusquement. John M., qui avait ouvert la réunion, mit un bras autour des épaules du jeune homme, secouait de frissons brefs, et lui dit. « Merci Teddy ! Au nom de tous ! » Puis à l'auditoire. « Merci à vous aussi, les gars ! On se reverra dans une semaine. » Les clochards de la Borée se lèvèrent, chez certains deux ou trois. Je crus surprendre une espèce d'émotion obscure. Mais l'expression générale était indifférence, ou défi, ou même hostilité. Le vieillard saoule a dit peu aux gens si venus, cracha bruyamment quand il passa devant Teddy et Gromla. « Lâcheur ! Saint-Nitouche ! Salaud ! » A John M., il dit avec sarcasme. « Tu sais John, si je suis là, c'est pour le café, pas pour autre chose. » « Comme d'habitude. » « Ok Tim, tu trouveras le pouls à la même place ! » dit gaiement l'homme au trait vigoureux, au regard net et clair. Le vieil alcoolique s'en alla vers une pièce contiguë, traînant les pieds. La plupart de ses compagnons firent comme lui, mais il y en eut trois. Ceux dont les visages haves, livides, m'avaient semblé comme éclairés un instant et rechauffés par un reflet intérieur, qui s'arrêtèrent près de John M. et lui parlèrent à mi-voix. Près de moi, le jeune nègre n'avait pas bougé. Il me dit soudain. « Il a vraiment été bien, le petit gars. » « Tout ce qu'il a raconté, tout est vrai. » « On croit qu'on va s'amuser un peu, et paf, on est de la cloche. » « Tout l'argent est parti pour boire, et les vêtements avec, et les chaussures. » « Vous savez, moi j'ai un job, un bon job, sur les quais. » « Et j'aime les beaux habits, et je plais bien aux filles. » « Et j'ai une femme et deux gosses. » « Mais c'est plus fort que moi. » « J'entre dans un bar pour un verre, et je n'en sors que jeté à la rue. » « C'est terrible, hein ? » Ces gars-là, qui montraient John M., étaient dits en raison. Ces gars-là ont raison. La voix chaude, ingénue, s'était mise à trembler. De grosses larmes brillaient dans ses yeux naïfs. Le nègre glissa une main dans sa poche, en tira un mouchoir. Mais il ne s'en servit pas. Un faible crissement avait arrêté son geste. Il regardait avec infudilité les étroits billets verts froissés dans sa paume rose. « Seigneur, murmura-t-il, j'ai encore deux dollars. » Un grand rire silencieux fendit son visage. Puis il cligna un œil, encore humide, mais qui, déjà, brillait d'une malice enfantine et sécrète. « Je cours vite en prendre un, juste un ! » Il disparut. John M. était seul maintenant. Il vint à moi et dit avec amitié. « Je sais qui vous êtes, Bob N. m'a prévenu qu'il y aurait, sans doute, un journaliste français à notre réunion. Eh bien, que pensez-vous de tout ça ? » Je répondis par une question. « Est-ce que vraiment vous espérez sauver de l'abord et beaucoup de ces épaves ? » « Pourquoi pas, dit John M. Les alcooliques anonymes m'en ont bien tiré. Vous ? Vous ? » Je me rendis compte que je criais et poursuivis en baissant le ton. « Vous plaisantez ? Vous et ces… » « Allez, allez ! » dit John M. en riant. « Ces cloches, ces épaves, ces détritus, tout ce qui vous plaira, et même plus. J'ai été dès l'heure et longtemps. Moi, qui, maintenant, dirige les autres, possède des chantiers, j'ai vendu mon sang comme eux pour acheter du vin. Et c'était du Porto de préférence, car je croyais que le Porto épaississait le sang, le Porto de la bonnerie. Vous vous rendez compte ? » John M. rit plus fort, comme au souvenir d'une farce joyeuse. Joseph Kessel, avec les alcooliques anonymes, achetait ce livre chez Folio. Je suis François, je suis alcoolique car… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … …

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