Chien blanc, un livre écrit par Romain Garry. Achetez ce livre, il est dans la collection Folio. 1. C'était un chien gris avec une verrue comme un grain de beauté sur le côté droit du miseau et du poil roussi autour de la truffe, ce qui le faisait ressembler au fumeur invétéré sur l'enseigne du chien qui fume, un bar-tabac à Nice, non loin du lycée de mon enfance. Il m'observait, la tête légèrement penchée de côté, d'un regard intense et fixe, ce regard des chiens de fourrière qui vous guettent au passage avec un espoir angoissé et insupportable.
2. Il avait un poitrail de lutteur, et bien des fois plus tard, lorsque mon vieux sang dit le taquiner, je le vis refouler l'important par la seule puissance de son thorax, comme un bulldozer. 3. C'était un berger allemand. Il entra dans mon existence le 17 février 1968, à Beverly Hills, où je venais de rejoindre ma femme, Jeanne Sieberg, pendant le tournage d'un film. Ce jour-là, une averse démesurée, comme le sont la plupart des phénomènes naturels en Amérique lorsqu'ils s'y mettent, s'était abattue sur Los Angeles, transformée en quelques minutes en une cité lacustre, où les cadillacs déchus rampaient piteusement, écrasant l'eau.
La ville avait pris cet aspect incongru des choses destinées à un tout autre usage, auquel nous ont habitués depuis longtemps les surréalistes. J'étais inquiet pour mon chien Sandy, qui était parti la veille pour une tournée de célibataire du côté de Sunset Slip, et n'était pas encore rentré. Sandy était demeuré puceau jusqu'à l'âge de quatre ans, grâce à l'influence de notre milieu familial hautement moral, mais une garce d'O'Henry Drive lui avait fait perdre la tête. Quatre ans d'éducation bourgeoise et de principe exemplaire étaient passés à la fenêtre en deux coups de cuillère à peau.
Ce chien est une nature simple, crédule, fort mal armée pour affronter les milieux de cinéma de Hollywood. Nous avions amené de Paris toute notre ménagerie habituelle. Il y avait un chat birman Bruno et sa compagne Siamaz Maï. En réalité Maï était un mâle, mais je ne sais trop pourquoi nous l'avions toujours considérée comme une fille, sans doute à cause des trésors de tendresse calines qu'il nous prodiguait. Il y avait encore une vieille chatte de gouttière bipo, misanthrope et sauvage, qui vous allongeait un coup de griffe dès qu'on essayait de la caresser, un toucan Billy, que nous avions adopté en Colombie, et je venais d'offrir aux zoos privés de Jack Carter dans San Fernando Valley un magnifique piton de 7 mètres surnommé Pit l'étrangleur, que j'avais rencontré sur mon chemin dans la brousse colombienne en même temps que le toucan.
J'avais dû me séparer de Pit parce que mes amis refusaient de s'occuper de lui jusque pris d'une de ces bougeottes d'homme à qui la peau dans laquelle il est enfermée donne des crises de claustrophobie. Je me mets brusquement à courir d'un continent à l'autre, à la recherche de quelqu'un ou de quelque chose de différent, je ne sais trop quoi. Il vaut peut-être mieux que je précise tout de suite que je n'ai jamais rien trouvé d'autre dans mes courses aux poursuites, sauf des cigares assez extraordinaires à Madras, une des grandes et belles surprises de ma vie.
De temps en temps j'allais rendre visite à mon piton, j'entrais dans l'enclos spécial que Jack Carter lui réservait par égard pour les écrivains, je m'installais les jambes croisées en face de lui et nous nous regardions longuement avec un étonnement, une stupéfaction sans borne, incapables chacun de donner la moindre explication sur ce qui nous arrivait et de faire bénéficier l'autre de quelques éclairs de compréhension tirés de nos expériences respectives. Se trouver dans la peau d'un piton ou dans celle d'un homme était un avatar tellement ahurissant que cet effarement partagé devenait une véritable fraternité.
Parfois Pete se mettait en triangle, les pitons ne se roulent pas en boule, ils se mettent en équerre, j'avais alors l'impression qu'il me faisait ainsi un signe que je devais interpréter, depuis j'ai appris que la position en équerre est pour le piton une position de défense en présence d'un danger et je suis ainsi que Pete l'étranglère et moi avions vraiment une chose en commun, une extrême prudence dans les rapports humains. Vers midi, alors que des torrents d'eau déferlaient dans les avenues, j'entendis un bel aboiement de bariton que je connaissais bien et j'allais ouvrir la porte.
Sandy est un grand chien jaune, probablement descendant très indirect de quelques lointains danois, mais sous l'effet de la verse et de la boue son pelage avait pris une couleur de chocolat écrasé. Il se tenait à la porte, la queue basse, le museau au ras du sol, mimant la culpabilité, la honte et le retour du fils prodigue avec un parfait talent de faucheton. Je lui avais dit, je ne sais combien de fois, de ne pas traîner dehors la nuit.
Après l'avoir menacé du doigt et avoir prononcé à quelques reprises les mots « bad dog », je m'apprêtais à jouir pleinement de mon rôle de seigneur et maître adoré et craint, détenteur d'une autorité absolue, lorsque mon clébard tourna discrètement la tête pour m'indiquer que nous n'étions pas seuls. Il avait en effet ramené un copain de rencontre, c'était un berger allemand grisonnant, âgé de six ou sept environ, une belle bête qui donnait une impression de force et d'intelligence.
Je remarquais qu'il n'avait pas de collier, ce qui était rare pour un chien de race. Je fis entrer mon salopard, mais le berger allemand ne partait pas. Il pleuvait si dur que son poil mouillé et collé le faisait ressembler à un phoque. Il remit à la queue, les oreilles dressées, l'œil pétillé en vif, avec cette attention intense des chiens qui guettent un geste familier ou un ordre. Il attendait clairement une invitation, revendiquait ce droit d'asile qui est inscrit depuis toujours dans les rapports des hommes avec leurs compagnons d'infortune.
Je le prie d'entrer. Il est assez facile de se faire une idée du caractère d'un chien sauf avec les Dobermann, chez qui j'ai toujours trouvé des réactions imprévisibles. Le grison me frappa immédiatement par sa bonne disposition. Du reste, tous ceux qui ont vécu parmi les chiens savent que lorsqu'une bête manifeste de l'amitié à une autre, on peut presque toujours se fier à son jugement. Mon sandi était le tempérament très doux et la sympathie qu'il offrait spontanément à ce colosse sauvé de l'averse était pour moi la meilleure des recommandations.
Je téléphonais à la SPA pour la prévenir que j'avais recueilli un berger allemand errant en donnant mon numéro de téléphone au cas où son maître se manifesterait, et fut soulagé de constater que mon invité traitait mes chats avec les plus grands égards et que c'était une bête de bonne compagnie. Au cours des jours qui suivirent, je reçus de nombreuses visites, et le berger que j'avais surnommé Batka, ce qui veut dire « petit père » ou « pépère » en russe, eut beaucoup de succès auprès de mes amis, passé le premier moment d'appréhension.
En dehors de son poitrail de catcheur et de sa grande gueule noire, Batka avait en effet des crocs qui ressemblaient aux cornes de ces petits taureaux que l'on appelle au Mexique machos. Il était pourtant d'une grande douceur, et reniflait les visiteurs pour mieux les identifier ensuite, et dès la première caresse, « choc hands », leur offrant la patte comme pour leur dire « je sais bien que j'ai l'air terrible, mais je suis un très brave type ».
Du moins, c'est ainsi que j'interprétais les efforts qu'il faisait pour rassurer mes invités, mais il va sans dire qu'un romancier se trompe plus facilement qu'un autre sur la nature des êtres et des choses par ce qu'il les imagine. Je me suis toujours imaginé tous ceux que je rencontrais dans ma vie ou qui ont vécu près de moi. Pour un professionnel de l'imagination, c'est plus facile, et cela vous évite de vous fatiguer. Vous ne perdez plus votre temps à essayer de connaître vos proches, et à vous pencher sur eux, à leur prêter vraiment attention.
Vous les inventez. Après, lorsque vous avez une surprise, vous leur en voulez terriblement, ils vous ont déçu. En somme, ils n'étaient pas dignes de votre talent. Personne ne réclama le chien, et je le voyais déjà devenant membre attitré de ma famille. La maison que j'occupais dans Arden avait naturellement une piscine, et la compagnie d'entretien m'envoyait deux fois par mois un employé pour la vérification de l'appareil de filtrage. En après-midi, alors que j'écrivais, j'entendis soudain du côté de la piscine un long rugissement suivi de ces aboiements saccadés, rapides et rageurs par lesquels les chiens signalent à la fois la présence d'un intrus et l'immanence du combat qu'ils entendent lui livrer dans la seconde qui va suivre.
Ce n'est souvent qu'un équivalent canin de notre « retenez-moi ou je vais faire un malheur », mais chez les vrais chiens de garde bien dressés, ce n'est pas de la frime. Je ne sais rien de plus énervant que ces déchaînements soudains et furibonds dont le but est de vous immobiliser sur place en attendant mieux. Je courus dans le patio. De l'autre côté de la grille se tenait un employé noir venu contrôler le filtre de la piscine, et Batka se jetait contre le portail, l'écume à la gueule, dans un paroxysme de haine à ce point frayant que mon bras sandi avait rempé en gênant sous un buisson et s'était transformé en descente de lit.
Le noir se tenait complètement immobile, paralysé par la peur. Il y avait de quoi. Mon berger Bonas, toujours si aimable avec nos visiteurs, s'était muet en une furie animale, retrouvant au fond de sa gorge des hurlements de fauves affamées qui voient la viande mais ne peuvent l'atteindre. Il y a quelque chose profondément démoralisant, troublant dans ces brusques transformations d'une bête paisible, et que vous croyez connaître en une créature féroce et comme entièrement autre. C'est un véritable changement de nature, presque de dimension.
Un de ces moments pénibles où vos petits rangements rassurants et catégories familières volent en éclats. Expérience décourageante pour les amateurs de certitude. Je me trouvais soudain confronté à l'image d'une brutalité première, tapis au sein de la nature et dont on préfère oublier la présence souterraine entre deux manifestations meurtrières. Ce qu'on appelait jadis l'humanitarisme s'est toujours trouvé pris dans ce dilemme entre l'amour des chiens et l'horreur de la chiennerie. J'essayais de tirer Batka et de le faire rentrer à la maison, mais il avait vraiment le sens du devoir, ce salaud-là.
Il ne me mordait pas, mais mes mains étaient couvertes de bave et il s'arrachait à mon étreinte et se ruait sur le portail, l'écrou à nu. Le noir se tenait de l'autre côté, ses outils à la main. C'était un jeune homme. Je me souviens très bien de son expression parce que c'était la première fois que je voyais un noir face à la haine bestiale. Il avait cette air triste que prennent certains visages d'hommes qui ont peur.
Pendant la guerre, j'ai souvent vu cette expression sur les traits de mes camarades d'escadrille. Je me souviens que la veille d'une mission en raz-de-mote qui s'annonçait particulièrement dangereuse, le colonel Fourquet m'avait dit « Vous avez l'air bien triste, Gary ». J'avais peur. J'ai dit au jeune homme de partir, renonçant à faire nettoyer ma piscine cette semaine-là. Le lendemain, la même scène se reproduisait avec un employé de la Western Union qui m'apportait un télégramme. L'après-midi, quelques amis vinrent me voir et malgré mon inquiétude, Batka les accueillit avec la plus grande amabilité.
C'était des Blancs. Je me rappelais alors que l'employé de la Western Union était également un Noir. Fin du chapitre 1, première partie du livre Romain Gary intitulé « Les chiens blancs ». C'est un roman qui explique que des chiens pendant l'apartheid aux Etats-Unis ont été dressés spécialement pour attaquer des Noirs. Donc les policiers utilisaient les chiens pour attaquer les Noirs. Et la question fondamentale qui se pose, comment faire pour qu'un chien dressé pour attaquer les Noirs devienne normal ? Alors la question est comme ça, simple à priori, mais on peut la transposer dans les relations plutôt humaines.
Comment faire pour que des êtres humains qui ont été formés ou qui ont été élevés dans la crainte de l'autre, comment sortir de leurs réactions, de leurs habitudes, de leurs automatismes mentaux, comment faire pour les rendre un peu plus, j'irais, normaux ? Parce que le milieu dans lequel ils ont été éduqués les rend agressifs aux autres. Comment faire pour que les êtres humains qui ont été enfermés dans des cultures qui se croient exclusives et élues, comment faire pour que ces êtres humains soient tolérants ? En d'autres termes, comment faire pour qu'un chinois considère un américain comme un ami ou une personne, j'irais, en tant que telle et non comme un opposant potentiel ? Comment faire pour qu'un ukrainien puisse discuter avec un moscovite sans arrière-pensée de guerre Ukraine-Russie ? Comment faire pour qu'un arabe puisse discuter avec un chrétien sans le considérer comme une personne impure ? Voyez donc, comment faire pour qu'un juif orthodoxe puisse discuter avec un arabe à Jérusalem comme une personne tout à fait normale ? Voilà, donc en prenant l'exemple du chien dressé pour attaquer les noirs, Romain Gary soulève une question fondamentale, une question sur l'éducation, la tolérance, les discours qui poussent certaines personnes à croire les narrateurs.
En gros, comment sortir des automatismes ? Comment tout simplement être indépendant, libre d'esprit, critique par rapport à quelques discours que ce soit ? Que ce soit le discours de la laïcité, que ce soit le discours religieux, que ce soit le discours politique ou même quand on est dans une entreprise, le discours de la corporation. Vous imaginez ceux qui travaillent pour Google, comment faire pour que les employés de Google considèrent Google comme une entreprise non pas exceptionnelle mais une entreprise dont ils sont bien sûr les propriétaires parce que c'est eux qui font la valeur de Google et non soumis à quelques présidents ou présidents du conseil d'administration ou quoi que ce soit.
Donc en d'autres termes, comment libérer le mental des automatismes ? Très intéressant, je partagerai d'autres extraits.